Les regards

Dans ton  regard,  je  vois  les yeux de quelqu’un d’autre. Et  cette  peur n’est  pas la  tienne ; je  crois  même  qu’elle  n’est  à  personne. C’est  une  peur  abandonnée, livrée  à  elle  seule, qui  te  traverse  par  erreur. Elle  t’aveugle  et  je  ne peux voir dans tes yeux le  regard d’un autre. On sait  à  quoi ressemble  le  regard  ; c’est  une  sorte  de  bille  en cristal un peu  plus grosse  que  les  yeux. Lorsqu’on  le  pose  quelque  part,  il  provoque davantage de  curiosité  que  de  dégoût. Il  a  l’air  plus fragile  que  les  yeux,  pourtant quand on le  jette  ici  ou ailleurs, quelle  que  soit  la  force, il  ne se  casse. Des regards,  il  devrait  y  en avoir   deux fois  moins que  des  yeux. Mais ce  n’est  pas le  cas,  il  peut y  en avoir beaucoup plus,  beaucoup moins. On peut  sortir  et  ne voir que  des  yeux,  pas un regard. Ou bien rester  là  et  voir les innombrables regards d’un seul  visage. Le regard met  de  la  couleur partout  si  on  le  laisse  faire  ; alors pourquoi ne  pas le  laisser  faire, puisqu’il  se  déplace  sans laisser  ni taches ni traces de  larmes sur les  joues  des autres. Le regard se  sent moins seul  que  les yeux. Il  est  plus  large,  plus rond aussi. L’œil  brille  ;  le  regard illumine. Les  yeux sont  morts  ;  le  regard est  meurtrier. Mais c’est  un meurtre sans conséquences pour  une  mort  momentanée  : un jeu d’enfant  ;  oui,  regarder  est  un jeu d’enfant. Le regard n’a  pas besoin de plusieurs yeux  : un seul  peut  suffire. Regardez le  cyclope,  ou pour aller  au plus  facile, regardez l’oiseau qui  de  profil  est  une  sorte  de  cyclope, avec  un œil  derrière  la  tête,  un regard sans  arrière  pensée, et  puis un cou,  et  puis un bec  en  guise  d’oreille  droite  ou gauche. Le regard de  l’oiseau est  comme  un cristal  d’ombre.   Le regard n’a  pas besoin de plusieurs yeux  : un seul  peut  suffire,  voire aucun. Mais le  regard aveugle   ne nous  cerne pas, ne nous  concerne pas,   ne nous  regarde  pas. Il  a  l’air  plus fragile  que  les  yeux,  pourtant quand on le  jette  ici  ou ailleurs, quelle  que  soit  la  force, il  ne se  casse  pas, il éclate.

Lionel MAZARI