Certains livres posent un
problème au critique que je m’efforce d’être depuis maintenant une trentaine
d’années. Ils me posent un problème non parce qu’ils sont mauvais – dans ce cas
ce serait plutôt un plaisir de le démontrer-, mais parce qu’ils sont bons, et
même trop bons. On voudrait trouver des failles dans la construction du récit,
des inexactitudes historiques, voir des fautes d’orthographe. Bref :
exercer son regard critique, mais non ! Rien qui justifie un petit coup de
griffe par ci par là. Oui, c’est ennuyeux de devoir se résoudre à n’être qu’élogieux.
C’est le cas pour Les
vieux démons, le nouveau roman d’Yves Carchon. Un polar, me dira-t’on.
C'est-à-dire un genre littéraire réputé facile à lire, plus prolo qu’intello.
Un genre qui a un peu trop le vent en poupe dans l’édition actuelle. Sauf qu’en
ce domaine, non plus, rien n’est écrit d’avance. Tout dépend de l’auteur qui
s’y frotte. Et Yves Carchon, outre d’indéniables qualités rédactionnelles, y
fait entrer des connaissances historiques et géographiques que bien peu
d’auteurs possèdent. Il l’avait déjà prouvé avec Le testament des Muses et
Le
Cerbère du canal (republié sous le titre de Riquet m’a tuer).Mais
avec Les
vieux démons, il franchit sans nul doute un palier supplémentaire,
notamment par l’ampleur de sa trame romanesque. Celle-ci s’étend et s’articule
sur deux périodes particulièrement troubles de notre histoire récente :
l’Occupation et la guerre d’Algérie.
On sait, peu ou prou, tous les crimes,
toutes les exactions qui s’y sont commis, mettant à rude épreuve l’honneur de
la nation française. Tout l’art du romancier est de faire communiquer l’une et
l’autre époque à travers un canevas et des personnages crédibles – parce que
bien documentés. Au premier rang d’entre eux, il y a Paolo Fragoni, sorte de
fin limier de la police française, homme de tête autant qu’homme d’action. Ce
personnage, récurrent dans les romans policiers de Carchon, est montré ici à
ses débuts. Comme d’autres maîtres du genre avant lui, Carchon en a fait la
cheville ouvrière de ses intrigues ; et l’on peut se demander dans quelle
mesure il est une projection de l’auteur lui-même.
Rapidement les cadavres
s’accumulent, sans gratuité aucune, simplement sous l’effet d’une logique
implacable, entre vengeance personnelle et engagement politique. Il reviendra à
Fragoni de dérouler méthodiquement l’écheveau des antécédents et de leurs
conséquences dans le présent. Non sans compter avec ses propres sentiments. Car
l’histoire imaginée par Yves Carchon ménage la part de l’amour le plus
romantique, disons entre La madone des sleepings et
Bonnie and Clyde. Il y a, on l’aura compris, une indéniable dimension
cinématographique dans Les vieux démons. Et l’on ne peut
que souhaiter de le voir un jour porté à l’écran. En attendant, on peut acheter
et lire ce polar exceptionnel pour la modique somme de dix euros. A ce prix-là,
on aurait bien tort de s’en priver.
Editions Cairn, 275 pages, 10
euros.
Jacques
Lucchesi