Parmi
les ombres tutélaires des personnages de romans qui nous poursuivent
après lecture, Madame Bovary est de
ceux sur qui achoppe longtemps notre adhésion. Nous avons bien du
mal à nous identifier à elle, la jugeant bien naïve, pour ne pas dire
idiote. Flaubert en est bien sûr le seul coupable,
l’ordonnateur malin de cet étrange scrupule à accepter Emma dans
l’ordre souvent injuste de nos affections littéraires. Le bougre est
dans une telle détestation du genre humain qu’il nous donne
en pâture, à travers le portrait d’une jeune fille d’autrefois, les
dérisoires et assassins travers de la bourgeoisie de l’époque. Une
bourgeoisie certes provinciale, qui n’en est que plus bête
et gonflée d’importance mais que l’auteur exècre. Le seul défaut
d’Emma est de vouloir rêver sa vie, de penser que l’amour est ce qui
donnera un sens à sa pâle existence. A sa façon, elle tombe
dans le travers de Don Quichotte qui est de croire aux livres
qu’elle a lus. C’’est ce défaut d’optique qui fera son malheur. C’est
justement sur les mirages de l’Optique qu’est construit
Madame Bovary. Flaubert ne peint ses personnages que de
biais, par touches impressionnistes et fait perdre de ce fait au lecteur
toute chance de se figer dans la
compréhension de tel ou tel personnage comme chez Balzac. Il y a une intention perverse
à saborder ce qui nous est donné à lire, à faire d’Emma un condensé de
traits contradictoires et
insolubles. On trouve déjà cette nouveauté quand Stendhal nous
présente Sorel vu par Mme de Rénal sous les traits d’une « fille ». Chez
Flaubert, il n’est question que d’une casquette
que porte Charles au début de roman ou d’attributs semblant
insignifiants qui introduisent un personnage ou une situation, dont la
banalité pourtant est signifiante. Le lecteur est ainsi assailli
d’impressions, mais comme elles sont fugaces, elles ne s’impriment
pas en lui. Ainsi, quand on referme Madame Bovary, on
s’apitoie d’abord sur elle, quand on n’en moque pas la
pitoyable destinée. Puis, sans savoir pourquoi, on passe du sarcasme
à l’extrême compassion. A nouveau on balance. Qui est Emma : une femme
insatisfaite ou une héroïne de l’amour ? On
préfère l’oublier. A tort, car le roman n’existe que parce que Emma
s’est colletée avec l’inadmissible réalité d’une ville de province,
Yonville, celle que nous peint Gustave avec le fiel et la
pugnacité qu’on lui connaît. Yonville, c’est une toile d’araignée où
grenouillent des notables, le pharmacien Homais en quête infatigable
d’honneurs et de médailles, et tous ces autres, des
« boutiquiers » dirait Flaubert, Léon, Rodolphe... mus par leurs
tristes ambitions ou par leur seul bon plaisir. Seul Charles échappe,
grâce à Emma en fin de livre (« toi, tu es
bon ») à la plume vengeresse de Gustave. Car Charles aime son Emma,
même s’il l’aime mal et s’il n’est pas de taille à satisfaire son
insatiable femme. Ce rendez-vous manqué entre ces deux a
quelque chose de poignant, de douloureux qui parle évidemment aux
malaimés que nous sommes tous. Mais l’enjeu du roman est
ailleurs. Flaubert parle du combat mortel entre Rêve
et Réalité, de l’impossibilité de les réconcilier, que l’un comme
l’autre ne peuvent faire bon ménage, qu’il faut donc vivre la réalité,
toute médiocre fût-elle, en préservant bien sagement la
part de rêve qui est en nous. Pour cela même, il faut aimer Emma,
même si ce diable de Gustave à l’instar de lui-même n’a su totalement
l’aimer.
Yves CARCHON