Je voudrais revenir sur Céline, qui est pour moi un prosateur incomparable. Christophe Malavoy et son
    Céline, même pas mort - sorti ces derniers jours en 
librairie - m’en donne l’occasion. Je n’ai pas lu son livre mais entendu
 l’auteur sur France Inter parler littérature, ce qui ne peut
    être boudé. Donc, allons de ce pas dans le sillage de Bardamu. J’ai 
dit déjà, dans un billet sur Port d’attache, tout le chagrin que j’eus 
en apprenant les turpitudes de Céline. Je n’y reviendrai
    pas, sachant qu’on ne peut faire l’impasse sur ses actions 
ignominieuses pendant l’Occupation. Je m’attacherais aujourd’hui à 
replacer Céline dans l’histoire littéraire, la nôtre, celle que l’on
    sait glorieuse et riche de talents.  Aujourd’hui plus qu’hier, chacun s’accorde à convenir qu’il a pétri la langue comme personne. L’auteur du Voyage au bout de la nuit
    et surtout de Mort à crédit est d’abord un 
styliste. Il a lu Brantôme et nos Moralistes, et connaît par cœur le 
style Grand Siècle. C’est sans doute pourquoi il a su s’en
    libérer. On a dit qu’il fut un novateur en introduisant la langue 
parlée dans un texte écrit. Faux, bien sûr, puisque Rabelais – lui aussi
 docteur en médecine - avait ouvert la voie. Mais il
    reste vrai que la gouaille de Céline et son argot de banlieue 
s’inspirèrent de la santé et de l’outrance débordante de Rabelais dont 
certains proclament qu’il descendait. Même profusion
    répétitive, mêmes accumulations, énumérations, entrechocs des mots, 
même démesure dans le phrasé - sorte de logorrhée hybride d’où naît 
irrésistiblement le rire chez Rabelais, le bouffon et le
    grotesque chez Céline. Céline dit lui-même quelque part qu’il n’est à
 l’aise que « dans le grotesque aux confins de la mort » mais un 
grotesque qui rappellerait celui halluciné d’un
    Jérôme Bosch. C’est en effet une constante chez Céline : forcer le 
trait, en rajouter pour créer le tournis du lecteur. Quand on entre dans
 son œuvre, on est pris dans ses rets mais comme
    une mouche dans la toile d’araignée. Tous les portraits qu’on trouve
 dans Mort à crédit sont outranciers et présentés comme s’ils nous regardaient dans le miroir d’une glace déformante.
    Tous ont en eux du grand guignol (Guignol’s band)  et quelque chose de monstrueux. Tous appartiennent pourtant à notre humanité avec leurs tares et leurs imperfections,
    que ce soit Robinson dans le Voyage (« Oui, Molly, je suis lâche... »), Gorloge et sa radinerie de boutiquier, de Pereires et sa course aux chimères (Mort à crédit)
 et
    tous ces autres qui grouillent et qui grenouillent dans le marigot 
de la vie, avec pour tout espoir la rançon du bonheur. Céline, c’est un 
voyage dans les bas-fonds de l’homme, une épopée
    tragique dans le prolétariat rongé par les cadences infernales, la 
cruauté des firmes capitalistes, la maladie, la honte d’être pauvre et 
l’obsession du sexe « qui, lui, ne coûte pas un
    rond. » C’est une plongée dans nos misères, nos intestines 
trouilles, nos couardises et nos folies. C’est le désastre de la guerre (Nord, Rigodon, D’un château l’autre)
 où
    l’écrivain, traqué et aux abois, en fuite, flanqué du chat Bébert, 
de sa compagne Lili, de l’acteur Le Vigan dit La Vigue, se fait 
mémorialiste d’un monde qui s’écroule vu du côté allemand.
    Céline : l’écrivain du pandémonium, celui qu’il a toujours rêvé de 
devenir au fond « aux confins de la mort ». Dans son hommage qu’il rend 
au grand Zola, on croit comprendre
    qu’il doit beaucoup au maître du Naturalisme. Moi, je le vois plutôt
 frère en révolte de Jules Vallès, autre insoumis irréductible, non tant
 par les thèmes abordés (encore que l’un et l’autre
    parlent du peuple très justement puisqu’ils en viennent) que par la 
phrase trépidante, la scansion ramassée, la colère exaltée ; Vallès avec
 des points d’exclamation, Céline avec ses fameux
    points de suspension. Une même rage les habite, mais Vallès est un 
Rouge, un communard dans l’âme alors que L.F. Céline incline vers 
l’anarchisme de droite, pour ne pas dire vers l’hygiénisme
    racial. Dans tous les cas, je reste convaincu que l’écrivain de Féérie pour une autre fois 
 a « emprunté » sur le plan stylistique au grand et admirable
    Vallès (dont il faudra parler dans un prochain billet) mais il n’en 
reste pas moins un écrivain de race – si j’ose ainsi parler – et qu’il 
s’inscrit dans cette famille d’écrivains tourmentés,
    soumis à leurs démons que sont Villon, Rimbaud, Lautréamont, Artaud 
et, hors de France, Pound et Bukowski.
  
  
        Yves CARCHON