En cette fin d’année 2010, le sexagénaire que je suis se souvient avec émotion des cadeaux qui lui étaient faits pour le Nouvel
An. Et ces cadeaux – cavernes d’Ali Baba - étaient
pour l’essentiel des piles de livres. A huit, neuf ans j’eus droit à la
Bibliothèque Rouge et Or. Cette collection
rassemblait tous les grands de la littérature dite « de jeunesse » –
Defoe, London, Stevenson, Cooper - et bien évidemment Jules Verne. Tous
de grands auteurs, en version expurgée, mais
offerts à l’enfant que j’étais comme des friandises Je salue
aujourd’hui tous ces oncles et ces tantes qui m’ont permis d’appareiller
vers un ailleurs renouvelé. Que grâce leur soit rendue !
Merveilleux livres et fantastiques auteurs. Je dois à leur
compagnonnage d’exception un goût indéfectible pour la lecture et une
monomanie têtue pour l’écriture. Ces derniers jours, furetant dans
la bibliothèque de mon nonagénaire de père, j’ai mis la main sur Le château des Carpathes
de Jules Verne. J’ai retrouvé la couverture rouge, fac-similé de ce
qu’était celle du grand
Hetzel. Moment miraculeux. Celui de retourner le livre entre mes
mains, d’en soupeser le poids des mots, d’en respirer la trace d’un
temps passé. Celui d’en découvrir les premières lignes pour ne
le plus lâcher. La magie de Jules Verne n’est pas dans l’écriture ou
dans le style, que je trouve aujourd’hui sans attraits, mais dans son
pur génie à nous dépayser, à nous faire voyager avec des
malles pleines, des contretemps fluviaux ou ferroviaires, des
retrouvailles avec des passagers qu’on a croisés sur un quai de départ,
le chapeau d’une dame entraperçu à la fenêtre d’un wagon-lit,
laquelle dame prendra vie trois chapitres plus loin, un télégramme
inopiné qu’un chasseur porte sur un plateau à notre héros buvant un dry
au bar de tel hôtel, bref le génie du mouvement, des
destins qui se croisent, des épisodes rocambolesques (et très
souvent véraces, donc pouvant être vrais). Car les héros de Verne sont
tous des voyageurs : des inventeurs (voyageurs de
l’esprit), des génies fous (voyageurs du progrès, de l’aventure
technique), des reporters et des explorateurs (voyageurs en quête de
scoops et de mondes perdus). Ses héroïnes sont toutes
filles ou nièces de savants, d’anthropologues ou même déjà
elles-mêmes diplômées en paléontologie. Des impatients et remuants, de
ceux qui vont a contrario des Facultés, Académies ou des
Sorbonne. Des rêveurs éveillés, mais qui prennent le train, l’avion
et le bateau pour traverser un continent, un océan ou même la
stratosphère. Verne c’est aussi un géographe qui transporte son
lecteur, celui des profondeurs comme celui des côtes découpées, des
reliefs escarpés, des fleuves remontés, des volcans et des îles. Il
s’inscrit dans le droit fil d’une saine lignée (Defoe,
Stevenson dont j’ai déjà parlés) et annonce Jack London, Conrad,
Monfreid et même un autre géographe, Gracq, qui lui s’attache aux replis
du terrain, aux môles, aux sables, aux vents et à
l’hydrographie des lieux qui donnent au Rivage des Syrtes un cousinage lointain avec L’île mystérieuse ou même avec certains passages de Michel Strogoff. Verne, c’est
un méridien que l’on vient de passer, c’est l’espace infini où la future navette spatiale de 2001, odyssée de l’espace
progresse lentement (métaphore exemplaire de l’aventure humaine),
c’est l’océan immense qui livre ses secrets et ouvre ses abysses ;
c’est une géographie de paysages naturels, de sources de fleuves
inconnus, de cratères oubliés, de rêves et de démons
humains. Verne est majeur non tant par la psychologie des
caractères, la vraisemblance des situations, la qualité du style que par
l’espace qu’il offre à tout lecteur de s’affranchir de toute
frontière – et donc de toute barrière mentale.