Franz Kafka, arpenteur virtuose

l y a longtemps que je voulais rendre visite à l’ami Franz Kafka. J’ai passé tant de nuits à le lire qu’il valait bien un bonjour amical. C’est fait. J’ai vu à l’ombre du grand château de Prague, la ruelle d’or où il logea durant trois ans. J’ai préféré ne pas traîner dans le cimetière juif où il repose car j’aurais cru alors que Kafka était mort. Absurde, non ? Je n’ai pas plus été tenté par une visite au musée éponyme. On m’aurait dit qu’on le gardait bien chaudement dans de la naphtaline ! Le connaissant plus rieur qu’on ne dit, car il avait beaucoup d’humour (mélange d’humour juif mâtiné d’humour tchèque), il aurait épinglé le-bureaucrate-musée. Non, je voulais sentir sa ville et suivre dans le dédale de ses rues l’ombre de Joseph K. Kafka m’a certes hanté longtemps, non tant par ses romans (Le Château, Le Procès, L’Amérique...) que par ce qui apparaît à fleur de peau - il faudrait dire à fleur d’âme – dans son fameux Journal. Tout est dit sur ce qu’il endura et sur la complexion de sa personne. L’écorché vif qu’il fut, le solitaire penché sur son grand œuvre reste pour moi la référence littéraire par la tension qu’il met dans ses nouvelles souvent inachevées, par sa patience de grand coureur de fond dans ses romans ; les déambulations de K dans Le Château et de Joseph K. dans Le Procès sont exemplaires. Nous tous cherchons de même une issue à la vie. Pas d’issue, nous dit K. Nous sommes cernés par la bêtise, la tyrannie, le vice, la vaine gentillesse de nos sinistres concitoyens. Ou par l’Etat, la Loi, les Dogmes, la sainte Famille – et Franz parlait bien sûr en connaissance de cause. Dans Le Château, cela tourne au cauchemar. Pour parvenir à joindre les Messieurs, c’est tout un drame. Une bonne centaine de pages ne suffisent pas ! C’est un peu l’impossible arrivée ou encore : l’impossible odyssée. Ce qu’Homère pouvait se permettre en plongeant l’industrieux Ulysse dans moult aventures, Kafka ne le peut plus. Déjà avec Quichotte, Cervantès sentait bien que ce qui nourrissait la grande littérature était le vent dans les moulins, que son héros avait trop lu de livres pour vivre une vie réelle et qu’une prostituée avait pour lui les charmes d’une noble dame. Avec Kafka, l’espace du réel n’est plus fiable du tout. Adieu Balzac ! Atteindre le château, c’est être confronté à pleins de chausse-trappes, à des semblants d’humains qui exécutent des ordres venus d’En haut, à des malentendus multiples qui rendent caduques toutes relations humaines normales. Dans Le Procès, la course de Joseph K devient poignante car elle ressemble à celle d’un rat dans un absurde labyrinthe. La mort heureusement le frappe ce qui soulage K. Fin d’un moment crucial dans la littérature mondiale. Après Kafka, le monde ne sera plus le même. Il rejoindra la barbarie de la Colonie pénitentiaire  vingt ans après la mort de l’écrivain, quand il ne tombera pas sous la domination du gigantisme de l’Amérique. L’Amérique : roman drôle, chaplinesque de Kafka qui est, à mon avis, l’un des plus tendres qu’il ait écrits.


                                                             Yves CARCHON