La francophonie selon Alain Mabanckou

Ecrivain d’expression française né au Congo voici cinquante ans, Alain Mabanckou mène aussi une carrière d’enseignant aux USA. Sa passion pour la francophonie lui a valu récemment une chaire au Collège de France où il fera pendant un an un cours sur les littératures noires francophones. Je n’entends pas discuter ici de ses différents talents mais seulement d’une des idées qu’il exprimait, en prélude à sa conférence inaugurale, au micro de Caroline Broué dans l’émission « La grande table » du 16 mars dernier. Car si on ne peut pas lui donner tort quand il dit que « la langue française n’appartient pas qu’à la France », on est quand même agacé qu’il puisse souhaiter que « la littérature française devienne une littérature francophone comme les autres ». Certes, son souhait est compréhensible et ne surprend guère de son point de vue. Mais n’est-ce pas, en germe, un coup de force intellectuel qui est exprimé ici ? N’est-ce pas la volonté de ramener la cause à l’effet, de renverser à son profit une antériorité matricielle qui demeure, malgré tout, une évidence ; et cette évidence peut se formuler ainsi: sans la langue française, la francophonie n’existerait pas. Car si on peut se réjouir que nôtre langue soit parlée et écrite dans de nombreux pays du monde, elle reste quand même celle d’un territoire, d’une nation et d’un pays bien précis, malgré tous les métissages qu’elle a pu subir au cours des siècles. Bonne ou mauvaise, la littérature qu’elle a pu produire a été – et reste – un modèle pour toutes celles qui sont nées de l’expansion coloniale française ; même si celles-ci – et Mabanckou l’exprime parfaitement – sont traversées par d’autres rythmes, reflètent à travers les mots partagés d’autres réalités culturelles. Parmi elles il y a aussi l’expérience historique de la colonisation. C’est cette mémoire qui gêne manifestement Alain Mabanckou, lui qui vient d’un pays qui a été longtemps sous domination européenne. Et, en conséquence, il voudrait émanciper les littératures noires de cette tutelle intellectuelle – qui n’est d’ailleurs pas la seule à persister dans le champ des rapports franco-africains. Quitte à donner dans le paralogisme d’une littérature française ramenée au rang d’une littérature francophone. En cela son projet, comme d’autres avant lui, est d’abord d’ordre politique.
Jacques Lucchesi