Misère de la littérature


 Le Carré des Ecrivains est une manifestation littéraire qui réunit, chaque année dans le grand hall du Centre Bourse, des auteurs marseillais ou ayant écrit sur Marseille sans distinction de genres ou d’éditeurs. Samedi 6 novembre 2010, ils étaient encore plus de 150 à avoir pris place, derrière des tables chargées de leurs propres livres, avec l’espoir – légitime -  de rencontrer ainsi de nouveaux lecteurs. Je ne sais trop si cette longue après-midi passée dans ce temple du commerce phocéen fut fructueuse pour eux. Je veux bien croire qu’il y eût des ventes, sans doute  inégalement réparties en fonction de la qualité des livres et de la notoriété de leurs auteurs. A défaut, leur présence physique suscita peut-être des échanges oraux avec un public de passage venu ici pour de tout autres achats. Je me souviens surtout des regards ennuyés, perplexes  ou implorants de la plupart de ces auteurs, chaque fois que je m’arrêtais quelques secondes près d’une table : auraient-ils, avec moi, un lecteur et un acheteur ? Ils semblaient me dire: «Ne passez pas trop vite ; prenez le temps de découvrir mes ouvrages, ces livres qui m’ont demandé tant de travail. ». Et leur silence était plus assourdissant que le brouhaha (musiques d’ambiance, discussions, messages enregistrés) qui régnait dans ce vaste lieu de passage. Oui, tout ce travail de pensée et de communication qui entre dans le moindre ouvrage, tous ces efforts, phrase après phrase, pour donner une forme satisfaisante à leurs histoires personnelles, ce dur désir d’exister au-delà de soi-même et à travers la mémoire des autres qui est le moteur de la création artistique, tout cela n’avait d’autre issue que cette situation, même momentanée, de vendeurs au détail. Ainsi, l’activité de l’esprit était une nouvelle fois inféodée au commerce. Et finalement, par une sorte de renversement ironique, c’était bien le lecteur – donc l’acheteur potentiel – qui était le maître du jeu. En moi pointait  l’idée d’une certaine misère de la littérature et de ceux qui la font, contre vents et marées, dans le contexte actuel. Finalement, j’étais plutôt content de ne pas être à leur place, cet après-midi.
Entendons-nous bien : il ne s’agit pas ici de jeter la pierre à une manifestation, en soi généreuse, comme le Carré des Ecrivains – ou tout autre salon littéraire - mais de constater, une fois de plus, que la littérature ne fait pas bon ménage avec la multitude et la quantité. Trop de livres, trop de propositions de lecture, rendent les choix très difficiles et, au bout du compte, éteignent la curiosité pour des œuvres qui mériteraient, chacune, une après-midi tout entière. Des œuvres de l’esprit, riches d’une vie condensée et mystérieuse, mais qui n’apparaissent plus, serrées et empilées les unes sur les autres, que comme d’encombrants volumes de papier.  


               Jacques LUCCHESI