Une curiosité littéraire: Lettres à ses amies-enfants, de Lewis Carroll



Le Pasteur Dodgson, ayant pris pour nom de plume Lewis Carroll, était un curieux bonhomme. Ses Lettres qui s’adressent à des enfants entre cinq et douze ans forment la matrice du plus singulier chef d’œuvre de la littérature mondiale :Alice au Pays des Merveilles. Pour le moins, notre révérend était étrange. Il était frappé du syndrome de Peter Pan, à savoir qu’il s’était arrêté mentalement (et sans doute physiquement) au stade de l’enfance, au point de n’en plus pouvoir sortir. D’où ces Lettres, qui sont mille baisers lancés à ses correspondantes - devilaines petites canailles, qui fourmillent de calembours, de rébus, d’histoires abracadabrantes, de fausses pistes, de canulars, facéties en tous genres où notre pasteur est déjà surréaliste et bien avant l’heure ancêtre de l’Oulipo. On pense à ce fera plus tard Raymond Roussel dans son fameux et toujours obscur Comment j’ai écrit mes livres. Mais avec le révérend, il y a un MAIS : son goût prononcé pour les petites filles et sa tendre inclination pour la photographie (de nus de nymphettes) font de lui une sorte de Martien génial dans une Angleterre guindée, corsetée, traquant les mauvaises mœurs, perfide et somme toute victorienne dont Wilde sera la victime emblématique quelques décennies plus tard. Carroll - par quels stratagèmes ou tours de passe-passe ? – sut mener sa barque (il aimait le canotage) sans avoir été jamais mis sur la sellette. Etait-ce son statut de révérend qui déminait les ragots et absolvait ses frasques ? Peut-être. Mais il y a mieux : c’est avec l’accord des mères des petites filles – les petites Dora, Dolly, May, Alice...- que Lewis entretint toutes ses correspondances ou reçut chez lui ces gamines de cinq à dix ans pour faire des photos. Incroyable, pourrait-on croire, mais vrai de chez vrai ! Quand les gamines ont douze ans et plus, les mères s’y opposent, ce dont se moque Carroll puisqu’il les préfère plus jeunes. Quand, pour des raisons qu’on peut comprendre, il ne fait plus dans le nu photographique, (beaucoup de ces nus seront détruits par lui) il crayonne, s’adonne au dessin mais sans grand talent. Ses Lettres ont l’aplomb et la sérénité d’un esthète des petites filles. Mais aussi la ruse du vieil oncle raconteur d’histoires qui sait alpaguer son auditoire en mettant en scène un chapelier croisant une belette ou un lapin. Rien ne dit que le pasteur soit passé aux actes, excepté un seul baiser quand son jeune modèle sur le départ prend congé de lui. C’est sur ce fragile terreau d’enfance inassouvie, d’inguérissable nostalgie du giron maternel (devenu un terrier) que vont naître Alice, Au-delà du miroir et la fameuse Chasse au Snark. Là, dans ces œuvres, la liberté de Carroll est totale, jouissive, transgressive, loin du réel normatif. Ce qu’il ne peut connaître dans la vraie vie – mais le veut-il seulement ou n’est-ce que fantasmes ? – il le vivra psychédéliquement, sans peur d’être épinglé par les rumeurs ou les oukases de la Morale. Alice elle-même s’est affranchie des « pitoyables redondances du vaste monde ». Comment ne pas la suivre ou la laisser se perdre dans le dédale des pitreries de Sir Carroll ? Pour tout dire, je conseille vivement ces Lettres à ses amies-enfants (Aubier-Flammarion, édition bilingue) qui donnent de Carroll le meilleur angle pour l’aborder « en vrai » et qui, de loin, valent toutes les exégèses de la terre !
           

                                                Yves CARCHON