Le Port d'Attache se fait le relais d'un appel à contributions lancé par les écrivains Jean Klépal et Alain Sagault sur le thème " Pour quoi vivons-nous?". Les réponses peuvent être postées directement à l'adresse du blog qui transmettra aux intéressés. Voici leur texte-manifeste:

                                                       Pour quoi, et comment ?


Il est clair pour quiconque se tient un peu informé que la fin de notre monde a commencé.
Puisque face au chaos grandissant engendré par la mégalomanie économico-financière nous avons tant de raisons de désespérer, pourquoi voulons-nous continuer à vivre, pire, à nous battre pour la vie – pour ce que nous estimons être la vie ?
La réponse est simple : parce que nous la trouvons encore belle, et que nous avons donc encore envie de la défendre, de la vivre et de la partager.
Nous avons, c'est vrai, de plus en plus de mal à la trouver belle, cette vie, cernés comme nous le sommes tous par la laideur, la bêtise, la méchanceté et le mensonge – y compris, trop souvent, par notre propre laideur, notre propre bêtise, notre propre méchanceté, et nos pauvres dénis mensongers.
De là notre envie d'explorer les sentiers de vie que dans le chaos ambiant nous pouvons encore emprunter, et de rassembler les raisons très heureusement déraisonnables qui nous donnent à croire que notre vie a peut-être encore un sens, qu'elle vaut du moins la peine d'être vécue.
Il nous semble que plus nous parviendrons à évoquer de façon personnelle nos raisons de vivre et à les partager, plus elles s'avéreront semblables, pour l'essentiel : nous avons tous plus ou moins, diversement incarnés, mêmes désirs et mêmes besoins très simples qu'en aucun cas ne peut satisfaire le fonctionnement pervers que nous avons laissé s'installer sous la houlette d'une minorité d'hommes de pouvoir dont l'avidité aussi nocive et criminelle que stupide témoigne de leur fondamentale impuissance à être et à laisser être, à vivre et à laisser vivre.
Pour nous, parler est essentiel. C'est s'engager contre le mensonge institué et la dénaturation du langage par la « communication » et partager les expériences qui peuvent nous aider à devenir ou redevenir, très modestement et concrètement, humains.

Ce sont souvent de toutes petites choses qui nous donnent envie de vivre, comme en témoigne la petite histoire que voici, minuscule, dérisoire mais authentique raison, contre toute « raison », de vivre :

LE POT DE FLEURS

C’est un pot en terre cuite ocre, un pot de taille moyenne, ni petit ni vraiment grand, déjà un beau pot.
Il croit bien qu’il l’a acheté au marché l’an dernier et qu’il contenait deux plantes dont il ne se rappelle plus, qui sont mortes cet hiver au fond de la cave.
Il n’en reste qu’une bouffée de paille fine et deux ou trois tiges sèches.
Il a failli retourner le pot et verser comme d’habitude son contenu sur le bout de terre où poussaient autrefois des haricots verts et des fraises, et qu’il laisse désormais en jachère faute de temps.
Puis il s’est dit : « On ne sait jamais… » et l’a posé entre le rosier qui a si bien repris et la porte de la remise, juste assez loin du mur pour que le terreau reçoive la pluie.
Il l’a même arrosé, au cas où...
Il est passé à autre chose, a oublié. C’est vrai, la vie continue.
Passant devant un mois plus tard, il a distingué entre les brins de paille, à peine visible tout au fond, la fragile amorce d’une pousse.
« Tiens… » s’est-il dit.
Pour voir, il a de nouveau arrosé, a mis un peu d’engrais.
Quelques jours plus tard, il est repassé. Une plante semblait vouloir pousser, de petites feuilles ovales un peu pointues du bout, joliment vernissées.
Il s’est demandé ce que ça pouvait être, a remis un peu d’eau et d’engrais.
Puis il a dû s’absenter, six semaines, et s’est dit qu’elle allait sécher.
Il a été content de retrouver son jardin.

Il avait complètement oublié la plante.
Au matin, en allant chercher un outil dans la remise, il a remarqué du coin de l’oeil un changement dans le pot. Il a pris l’outil, et en ressortant, après avoir fermé la porte, il s’est penché pour regarder le pot.
En fait il a regardé la plante, parce que le pot, on ne le voyait plus beaucoup. Ni la touffe de paille fine.
Elle avait beaucoup grandi, la plante !
Elle avait fait deux belles tiges de feuilles charnues, d’un vert profond, l’une verticale, lancée à l’assaut du ciel, l’autre penchée et retombant en une courbe gracieuse vers la terre.
Celle qui défiait la pesanteur portait deux boutons, des bulbes cramoisis tirant sur le mauve, et deux fleurs dont le bulbe s'était ouvert pour laisser apparaître des pétales blancs en clochette au centre desquels pointait un fin pistil mauve. Elles retombaient langoureusement vers le sol, comme toutes celles, bien plus nombreuses, que portait la branche qui s’était abandonnée à son propre poids.
Toutes ces petites cloches semblaient sur le point de sonner la joie de refleurir après avoir manqué mourir.
Il est resté un moment immobile, pétrifié – et comme illuminé.
Puis il a pris le pot avec précaution, l’a soulevé bien haut, et les rameaux plongeants ont déroulé comme une cascade leurs grappes de fleurs inouïes.
Il a porté le fuchsia sur la terrasse, l’a suspendu sur le balcon, l’a délicatement nettoyé de la paille et des tiges mortes, et pour finir l’a arrosé lentement, juste ce qu’il fallait.
Il est rentré travailler.
Peu après le dîner, au soleil couchant, il s’est assis devant le fuchsia et ils se sont regardés.
Dans la nuit, il a rêvé que c’était le fuchsia qui l’avait cueilli, et qu’à son tour il allait refleurir.


Nous sommes arrivés à un moment où il devient impératif de choisir entre forces de mort et forces de vie. Contribuer à enrayer l'inhumaine évolution actuelle en usant de ce qui demeure de la liberté de parole constitue un enjeu capital pour notre survie. L'espèce humaine est devenue trop puissante et trop dangereuse pour elle-même et pour le monde auquel elle appartient : sous peine de disparaître, il lui faut cesser ses puérils jeux de pouvoir. Le règne de l'avoir, du toujours plus, touche à sa fin, le temps d'être, et d'être en harmonie avec le monde qui nous entoure est venu.
Très concrètement, il s'agit de se demander ce qui pour chacun de nous, chaque jour, fait pencher la balance du côté de la vie.
Nous pourrions ensuite nous demander comment ces forces de vie pourraient être mises au service de la vie et contribuer à lui redonner un sens, à l'opposé des dirigeants actuels, obsédés depuis un demi-siècle par une suicidaire course au pouvoir et au profit.
Ces questions, il nous semble que cela vaudrait la peine de les poser à tous autour de nous, de proposer à chacun d'y réfléchir et de tenter d'y répondre à sa manière, puis de nous envoyer ses réponses.
De cet ensemble de contributions finirait peut-être par se dégager un consensus authentique, que nous imaginons en tout point opposé à la pensée unique néo-libérale, produit d'une conception de la vie strictement quantitative, dont il est désormais évident qu'elle est contre nature.


Les questions que nous souhaitons vous poser comme nous nous les posons, et auxquelles nous aimerions que vous tentiez vous aussi de répondre, pourraient se formuler ainsi :
- Au-delà de l'instinct de conservation (qui semble bien être aujourd'hui, particulièrement sur le plan collectif, largement inhibé), qu'est-ce qui nous pousse à vivre ?
- Qu'est-ce qui fait qu'il nous est encore possible de vivre ?


Alain Sagault et Jean Klépal

vous remercient de vos réactions.