Sur la postérité d’un livre

                

 Je viens de terminer un petit livre trouvé dans la rue, parmi une pile d’autres. Un bref  essai du philosophe  Jean-Marie Auzias (1927-2004) consacré au structuralisme. Cet ouvrage est paru dans la collection  Clefs pour   que dirigeait, chez Seghers, le poète Luc Decaunes. Mais revenons à son sujet…Ce courant de pensée, qui remettait en question la vision historiciste des sociétés au profit de relations synchroniques d’éléments culturels, est sans doute l’un des plus complexes de la seconde moitié du XXeme siècle. Il fut alors l’objet de bien des débats et de nombreuses publications. Ce qui n’invalide en rien – tout au contraire – la présentation claire et synthétique qu’en donna cet auteur. Il a abordé cette théorie par ses plus illustres défenseurs : le linguiste suisse Ferdinand de Saussure, l’ethnologue Claude Lévi-Strauss, les philosophes Louis Althusser et Michel Foucault, le psychanalyste Jacques Lacan. Autant de noms qui restent, dans leurs domaines respectifs, des incontournables pour comprendre l’évolution de la pensée française d’alors.
Si je parle aujourd’hui de ce livre et de son objet d’analyse, ce n’est pas parce que j’ai un intérêt prononcé pour le structuralisme – même s’il est toujours bon de réviser ses « classiques ». Si j’en parle, c’est pour sa date de publication : 1967. Autrement dit, il y a exactement cinquante ans qu’il a été publié dans cette collection qui n’existe plus aujourd’hui. Cinquante ans ! Imagine-t’on ce que représente cette durée pour un livre ? Si le temps, selon Einstein, forme un continuum avec l’espace, alors on peut dire que ce petit livre vient de loin. Il vient d’une époque qui avait sans doute d’autres préoccupations quotidiennes que ce sujet d’étude ; pourtant, cette époque avait, plus encore que la notre, le goût de la pensée et des grandes constructions théoriques. Cet ouvrage n’a peut-être jamais été réédité depuis et cet exemplaire a donc sommeillé plusieurs décennies dans une bibliothèque familiale avant de se retrouver dans la rue, sur un perron d’immeuble ou une borne EDF. Encore fallait-il qu’il attire l’attention d’un passant qui, tout en ayant d’autres soucis en tête, était à même d’en soupçonner la richesse. Ainsi, à travers lui, s’est rejouée l’aventure de la transmission à laquelle, auteurs et lecteurs, nous sommes tous redevables. Nous avons, nous aussi, le devoir de la poursuivre avec l’espoir que, dans un demi-siècle, l’un de nos livres trouvera, un peu comme une bouteille à la mer, un destinataire parfaitement inconnu. Un destinataire qui n’est peut-être pas encore né et que je salue d’avance.


Jacques LUCCHESI