UN ÉCHO SI PROCHE





Les nerfs parfois nous trahissent.
Certains lieux étranges semblent exciter notre imagination au point de nous faire perdre quelques instants tout contact avec le monde réel – celui du moins qu’à tort ou à raison nous prenons pour tel.
Ainsi serais-je fort étonné d’être la seule victime des sortilèges délicatement sulfureux du Casino Venier, l’un des bijoux les mieux cachés de Venise, une de ces délicates « folies » où une aristocratie déclinante commettait à l’abri des regards indiscrets ses dernières et bien réelles folies.
Monter les quelques marches étroites qui donnent accès à cette minuscule bonbonnière rococo crème, turquoise et rose s’avère parfois périlleux pour notre raison, mon histoire personnelle en témoigne. À mon grand dam, devrais-je dire, et pourtant je n’arrive pas à regretter l’incompréhensible incident qui m’a valu quelques années d’une psychanalyse aussi déplaisante et infructueuse que ruineuse, comme il est d’usage.
Du moins ai-je échappé, quoique de justesse, à l’internement psychiatrique chaudement recommandé par l’autorité médicale qui, à défaut de cette solution radicale, a poussé la bienveillance jusqu’à me rendre dépendant de divers anxiolytiques impuissants à faire retomber la fièvre qui depuis me possède et ne me quittera que quand je saurai ce qui s’est réellement passé ce soir-là.
Ce que j’ai vécu, ou crois avoir vécu, je n’ai jamais osé le raconter, c’est pour le coup qu’on m’enfermerait !
Mais cette histoire me hante au point que je retourne régulièrement sur le lieu de l’énigme, en quête d’une clef qui m’échappe et sans laquelle la folie finira par avoir raison du peu de santé mentale qui me reste…
Je n’en peux plus de vivre seul avec ce souvenir sans cesse ressassé, un souvenir dont il est impossible que je me souvienne puisque cet événement n’a tout simplement pas pu se produire – et semble pourtant s’être produit !
Il paraît que dire les choses parfois libère. Quitte à finir enfermé, brûlons nos vaisseaux ! Voici les faits – les faits ? Les fées, oui ! Ou les démons…

C’était jour de vernissage au Casino Venier où j’exposais quelques aquarelles, horizons marins et lagunaires en parfait accord, me semblait-il – et combien j’avais raison ! –, avec les couleurs du salon, ce rose et ce vert turquoise passés, si délicats et si ostensiblement fragiles. Les angelots de stuc du plafond rehaussaient de leur crème fouettée ce qu’aurait pu avoir d’un peu mièvre tant de suave raffinement.
Il y avait un peu de monde, des amis, des inconnus, j’avais préparé toute une mise en scène un peu prétentieuse, portée par quelque prurit démiurgique mal refoulé. Je comptais parler de cet infini dont l’horizon, qui recule sans cesse et qu’on n’atteint jamais, donne à notre vue infirme une image aussi approchée que possible.
Je voulais évoquer du même coup ce présent perpétuel, fait de tout ce qui, au moins un temps, survit à la fuite du temps, ce vécu que nous partageons sans le savoir avec ceux qui nous ont précédés et qui espéraient que leurs successeurs en hériteraient.  
J’avais en toute logique décidé d’appeler Vivaldi au secours de mon envie d’atmosphère, et j’attendais beaucoup de l’effet stéréophonique produit par sa musique sortant des ouïes derrière lesquelles étaient autrefois cachés les musiciens, remplacés pour l’occasion par des enceintes acoustiques de référence.
J’avais choisi le concerto per eco in lontano, et la peinture avec laquelle il était censé entrer en résonance était une grande aquarelle évoquant l’aspect le plus éternel de la lagune, l’insaisissable et perpétuel jeu des couleurs de la lumière entre l’air et l’eau.
Pour plus d’effet, le concerto devait commencer à l’instant même où s’éteindraient toutes les lumières, à l’exception du petit projecteur centré sur mon aquarelle intemporelle, restée seule visible, et ainsi présentée comme une révélation de l’invisible.
C’est bien ce qui se passa. La musique commença, l’aquarelle s’illumina, le public cessa de respirer.
Mais à l’instant où intervint dans le lointain le premier écho du thème initial, je perdis conscience. À peine une seconde, le temps que mes yeux s’habituent à la pénombre dans laquelle baignait le salon. De nombreuses bougies l’éclairaient assez chichement et accrochaient de mouvants reflets lumineux aux perruques poudrées et aux brillants costumes d’une douzaine de personnes d’allure aristocratique fort occupées à suivre les joueurs d’une table de baccara.
J’avais la même sensation d’irréalité que lors des crises de somnambulisme qui avaient jalonné mon enfance de moments incompréhensibles et fascinants, durant lesquels j’errais entre rêve et réalité sans plus savoir où j’étais, ni même si j’étais encore quelque part.
C’est ainsi qu’il m’a semblé passer la nuit à jouer gros jeu, non sans avoir, au point du jour, une discrète aventure sur le sofa du boudoir attenant, en compagnie de la contessa V…, une jeune personne des plus délurées, dont l’expertise me procura l’excessive jouissance à laquelle je dois sans doute d’avoir, en même temps, repris connaissance et perdu toute contenance.
Au moment où j’ai rouvert les yeux, la directrice de l’Alliance Française entamait sa présentation de mon exposition en évoquant avec un enthousiasme contagieux « ce présent perpétuel qui donne à ces peintures intemporelles leur caractère universel ».
« Je n’ai perdu conscience qu’un instant » me suis-je dit, « j’ai rêvé, j’ai dû halluciner, comme autrefois – comme toujours. »
J’avais parlé tout haut sans m’en rendre compte, et ma voisine m’a chuchoté : « Tu te sens bien ? Il y a un instant, tu avais l’air, comment dire, absent… »
Je n’ai rien répondu, ce simple mot, absent, m’avait fait venir les l armes aux yeux.
Il m’avait paru tellement réel, ce rêve…
J’ai fourré la main dans ma poche pour y prendre un mouchoir en papier, et mes doigt se sont refermés sur une pièce de monnaie que je ne me souvenais pas y avoir mise. Elle était en or, portait le lion de Venise, c’était un sequin, ce fameux ducat d’or vénitien qui a sans doute eu cours plus longtemps qu’aucune autre monnaie au monde.
Sidéré, j’ai cherché dans mon autre poche, dont j’ai tiré un mouchoir de batiste brodé d’entrelacs aux couleurs du Casino, crème, rose et turquoise, ce même mouchoir dont je me rappelais tout à coup m’être servi dans mon rêve pour essuyer le verre de l’aquarelle intemporelle qui était déjà présente au mur. La contessa V… me l’avait tendu afin que j’efface les traces de doigt que j’avais faites en redressant le cadre juste avant que commence la musique.
J’ai couru à l’aquarelle. Mes empreintes avaient disparu.
Pourtant, au dos du cadre, la date n’avait pas changé, c’était bien 2018.
Autour de moi, les invités me regardaient, se regardaient, commençaient à prendre leurs distances, à faire de la place à l’énergumène hagard qui, les yeux lui sortant de la tête, chevrotait sans fin : « L’aquarelle, elle était là-bas aussi, elle y était déjà, tout à l’heure, et puis le ducat… »
Il y avait un médecin dans la salle, ils s’y sont mis à tous, ont fini par me calmer, j’avais rêvé bien sûr, le surmenage, le stress, l’exposition, Venise enfin…
Mais au fond de moi brûlaient les bougies, brillaient les pièces d’or et les yeux pétillants de la contessa.

Le lendemain, complètement remis et me moquant in petto de mon incurable imagination, je suis revenu chercher les enceintes dans le réduit des musiciens. Lorsque je les ai soulevées j’ai remarqué sur le sol quelques grains de poussière jaunâtre. Pris de soupçon, j’ai humecté mon index de salive et ai passé la langue sur cette poudre rêche.
Il s’agissait bien de cette colophane indispensable à l’archet des instruments à cordes, qui ne sonneraient pas sans elle…
« Le ducat est un faux, il n’est pas en or. Mais c’est un faux d’époque… ». Me certifia plus tard le numismate que je consultai. « Et pas sans valeur ! ». Ajouta-t-il.
Là où je n’ai plus eu de doutes, et de là date ma folie, puisqu’il est impossible que ce qui est arrivé soit arrivé, c’est quand mon médecin de famille, quelques jours plus tard, rédigeant son ordonnance avec un sourire narquois, m’a prescrit des antibiotiques.


Alain SAGAULT