Y a-t-il encore une place pour le réquisitoire
social et la complainte en poésie ? Je me suis souvent posé la question en
lisant des poètes contemporains. Ils sont, en général, habiles, très habiles,
pour bricoler les mots et en démultiplier le sens, mais en laissant au
vestiaire tout ce qui fait l’humus et la saveur de la poésie, à savoir l’émotion
devant le spectacle du monde. C’est à croire que ces gens-là vivent dans une
époque idyllique, où il n’y a plus rien à dire sur l’état de la société et que,
de toutes les façons, il y a des experts de tout crin pour nous parler de ça. Les
guerres interminables, la menace climatique, le drame des migrants, les luttes
sociales ou simplement le mal d’amour : nous on s’en fout, on veut juste
faire joujou avec les phonèmes.
Pierre Andréani,
heureusement, n’a pas encore renoncé à parler de sa situation d’existant. Oh !
Pas naïvement, avec des images éculées et larmoyantes. Néanmoins, derrière le
ton volontiers ironique de ses vers, on sent bien une subjectivité souffrante.
C’est elle qui irrigue les poèmes du beau recueil qu’il publie, en ce printemps,
aux éditions Le Contentieux.
Ecoeurés par les multiples
pressions et les petites injustices que nous subissons chaque jour, il y a de
quoi l’être, en effet. Reste que ce n’est pas tout le monde qui l’exprime avec
l’élégance et le lyrisme qui font le poème. Car « dégoiser est un métier » dit-il avec justesse dès la première
page de son livre. Son vers, souvent ample, n’en est pas moins retenu, presque
sec. Ce qui n’exclut pas, çà et là, quelques belles envolées comme, page 30 :
« J’ai la diatribe amanite, le verbe haut, révolutionnaire. »
Ou encore, à la page suivante :
« J’ai pensé, innocent,
Il faut se faire son propre terreau,
Le leur est intolérable. »
Car le poète se doit d’interroger
son époque ; c’est ainsi qu’il enquête sur lui-même, cherche les
conditions de sa parole singulière.
En lisant cet ouvrage, j’ai
souvent cru entendre, comme un lointain écho, la parole à la fois grave et
malicieuse d’Armand Olivennes. Ceux qui
ont lu « Chronique des temps blindés »
et « Hautes œuvres devant maman et
le multiple » me comprendront certainement.
Quoiqu’il en soit, avec ce nouveau
titre – le quatrième recueil poétique de l’auteur, si l’on excepte les deux
récits publiés au Port d’Attache -, Pierre Andréani poursuit son sillon à l’écart
de toutes les chapelles, solitaire, révolté, fraternel. Il ne tient qu’à nous d’être
ses lecteurs attentifs et d’affermir ainsi son indéniable vocation poétique.
L’écoeuré parlant suivi de Cahier limite, éditions Le Contentieux, 48 pages, 6 euros.
Illustration de Pascal Ulrich.
Jacques LUCCHESI