MONSTRUEUSEMENT VÔTRE, de Jacques LUCCHESI




Pierre, l’un des deux protagonistes de ce fascinant opus signé Jacques Lucchesi, est-il ange sous la dureté sonore reflétée par son prénom, est-il tel ce Pierre Angélique de prime abord lisse et pseudo’ d’écriture de l’auteur de Madame Edwarda ou, cache-t-il en lui un Georges Bataille (bibliothécaire comme Pierre est un usager assidu des bibliothèques) ardent et scandaleux comme un « monstre sacré » recèle dans son labyrinthe organique et psychique des méandres d’ébauches, de crimes ou de pensées insoupçonnées/insoupçonnables ?
Monstrueusement vôtre vous embarquera des rives d’une rencontre d’entrée ordinaire –comme il en existe dans la vie banale -entre un garçon (Pierre) et une fille (Corinne) tous deux étudiants qui se rencontrent par hasard à la sortie de la bibliothèque municipale qu’ils fréquentent –jusqu’à son issue peu ordinaire, pour ne pas écrire brutale.
Une rencontre qui va vous emmener et transporte ses personnages dans un dédale de coins obscurs et recoins de leur être, jusqu’au drame final. La parole est ici l’arme du crime, et les acteurs (acteurs de leur vie comme nous le sommes de la nôtre), à la fois instigateurs et victimes de leurs actes.
Jusqu’où la parole peut-elle nous amener vers ce que nous n’aurions jamais envisagé d’approcher, un vertige non dénué de la puissance souterraine mais fulgurante voire fracassante du désir érotique lorsqu’il se conjugue à deux dans l’ambiguïté d’un dialogue où celui qui alpague n’est pas loin d’être celui aussi qui se laisse saisir pour mieux s’enfuir de justesse, un jeu de l’amour et du hasard jeté dans une sorte de sadisme voire masochisme que le Marquis de Sade n’aurait pas renié. Jusqu’où peuvent nous « faire parler » les démons enfouis dans les tréfonds de notre être, jusqu’où peut nous faire chavirer ce Là-bas (cf. roman de J.-K. Huymans) situé du côté du versant du satanisme, des succubes et des incubes ? Un jeu où l’amour se cherche avec les mots (dans les deux sens de « chercher quelqu’un »), sport de combat aux attaques simultanées ou singulières, estocs, retraits, esquives, offensive/tentative de dérobement parfois découvertes dans l’improvisation instantanée du défi. Jusqu’où la perversion peut-elle signer un pacte diabolique avec le désir et le combat de l’être avec son propre désir pour : faire tomber le masque et découvrir le sexe / tomber le texte ? Et qui provoque l’autre de celui qui excite ou incite ou de celui qui passe à l’acte, submergé par le chant trop fort, le flot trop impétueux du désir, surtout lorsque celui-ci s’effondre ou lâche la bride à force de frustration ? Qui fait chanter l’autre, Corinne-Chantelouve ou Pierre-Ange/diabo/lique ?
Êtres doubles, Pierre-Barbe Bleue-ogre-Gilles de Rais et Corinne-Fille du feu-sirène-étrange apparition, tâtonnant sur le chemin de l’amour comme dans l’espace mal assuré de leur être, forment un couple monstrueusement vôtre dans une nouvelle littéraire ciselée comme en escrime l’art est de toucher les points sensibles de l’adversaire sans être touché, ici avec la pointe et le tranchant d’une arme blanche, là avec la pointe et le tranchant des mots. Là où la violence manque d’imploser, au bord de mettre ses personnages hors de soi, les deux personnalités de Pierre et Corinne pourront-ils résister à ce qu’attend au fond de chacun de nous le « monstrueusement vôtre » : « (…) tous les deux avaient trop lâché la bride à leur imagination... ». ? Peut-on apprivoiser le vampire en nos coeurs (cf. L’Héautontimoroumenos, Baudelaire), peut-on dompter le fauve/la bête sauvage tapi(e) au fond de soi et sorti(e) malgré elle impulsivement ou par excitation(s)/incitations extérieures de sa cage de modération ? Peut-on face à un refus, devenir un violeur, un assassin « pour un simple baiser refusé » ? …

©Murielle COMPÈRE-DEMARCY (MCDem.)

Editions le Contentieux, illustration : Pascal ULRICH, 41 p. - 5€. A commander chez Robert Roman, 7 rue des Gardénias, 31100, Toulouse.