« L’œil de l’œil des choses » JULIEN BOUTREUX, VOUS QUI RAMPEZ SOUS MA PEAU, LE CONTENTIEUX, 2020

 Le bestiaire est un genre à part qui, quand il est associé à l'imaginaire du poète prend une dimension toute autre : pourtant il n'est pas tant, ici, question de métaphore, mais plutôt d'une sorte d'évocation enfiévrée de la Nature. Une ode sans périphrase.

Même si l'auteur ne les catégorise pas (préférant l'ordre alphabétique), nous dénombrons plusieurs styles d'entités peuplant ce recueil. Parmi celles-ci les insectes, les reptiles, végétaux, et d'autres encore qui n'en sont pas (des bestioles) comme les pierres ou les flammes. Mais cela reste en grande partie du vivant négligé, dirais-je... Si les blattes « dures et pleines » et les chenilles « velues et urticantes » n’échappent pas au courroux du poète, d'autres espèces se voient peu ou prou sauvées, et c'est avec une étrange tendresse, matinée de crainte, pour ces animaux que l'on aime le moins que le poète vient caresser de ses mots le fourmillant biotope qui l'habite. Une manière de se faire pardonner, en tant qu'humain, de la manière dont nous les traitons ? Pas exactement.

Nous découvrons donc un homme recouvert de vivant grouillant, de « purs crapauds gras accroupis » ou encore de larves qu'il accepte dans son bain, et même si leur contact le révulse. Un narrateur assez résigné qui se laisse envahir, qui a arrêté de lutter. Il a perdu le contrôle. Bientôt, ce sont les méduses qui lui inondent l'estomac et qu'il ne digère pas. Les scolopendres : « créatures grouillantes qui rêvez dans l'ombre, mandibules patientes en embuscade » et dont la morsure comme une épée de Damoclès pend au dessus de la tête de notre poète aux abois. Une altérité totale, prise comme elle vient et respectée pour ce qu'elle est, mais qui n'en reste pas moins effroyable.

Bêtes qui colonisent l'esprit, l’assujettissent ? C'est par exemple le cas des araignées du soir dont le poète demande l'intrusion fatale dans son corps à demi-mort : « soyez mignonnes, je vous aime bien, infiltrez-vous, quand j'inspire entrez, quand j'expire restez (...) ». Nous voici possédés : les mains, « petites choses vivantes à coté de nous », les spasmes « logent dans les muscles, s'agitent parfois ». Nous ne sommes plus qu'un habitacle, un prétexte pour nos membres remuer et tout ce qui nous traverse comme force, amalgamé à la créature-reine qui enclenche l'anima de tout ce qui se meut à la surface du globe.

C'est, pour Julien Boutreux, l'occasion d'exposer la beauté dans l’ineffable et de s’atteler à l'établissement d'une métaphysique singulière du monde singulière. Ainsi le vol des oiseaux, « l'infime signe indéchiffrable à l'horizon lointain », idéal inatteignable pour un homme pesant ; au fond de la mer, des « poulpes qui saignez pour nous vous êtes autant de christs venus pour notre salut mais personne ne vous a entendus, vous prêchez dans un désert océanique », éternels mais ignorés octopodes à l'intelligence rare et qui s'offrent à la rédemption dans le monde du silence ; enfin les scarabées sur lesquels « Des hiéroglyphes oraculaires sont paraît-il gravés sur l'abdomen, pour qui saura les déchiffrer ». Une cosmogonie animale, pour le dire autrement, postulant une organisation dans les méandres, et pour finir « l'univers lui-même a la forme d'un œuf, macérant en son sein le sens d'un monde ultérieur »

Au terme de ce voyage sinueux, plus abattus qu'ébahis, nous effleurons quelques mystères. Le livre se ferme sur « l’œil de l’œil des choses » lui-même fermé ou ouvert, essence terminale qui dit ou qui se tait, qui englobe et qui écrase, et qui élève jusqu'au cieux cathartiques pour libérer, par le simple fait d'avoir lu.


PIERRE ANDREANI