« Garder la part du mystère à l’abri des explications » (19). S’il fallait s’en tenir à la préconisation de l’auteur, il n’y aurait rien à dire sur un livre où l’exactitude d’un itinéraire ne se mesure plus à suivre l’étoile polaire, où un peintre s’interroge sur l’utilité de la couleur dans son art, où la multiplication des pronoms personnels sème le doute et que le temps humain n’est plus la référence. Même la vue s’y brouille au nom de l’Amour… Celui-ci n’échappe d’ailleurs pas à une impression de confusion, de rêve, d’ambiguïté. La réflexion sur « le départ » (en train, en mer, ou symbolique) joue très habilement sur l’équivoque qui pourrait se traduire, dans un amour réel, partagé, concret, par l’interrogation suivante et bien connue : « on reste ou on continue ? ».
Cet amour commence par de la séduction et des questions abstraites mais intimes - manières de faire connaissance (relations que la « belle inconnue » entretient à l’espace, au temps, aux couleurs). Celle-ci semble déjà s’y dérober. S’éclipse. L’approche et le ton sont dignes de la fin’amor, comme le suggère Jacques Lucchesi, dans son introduction. Un imaginaire merveilleux (fée, rivière, moulin, faune et flore forestières) colore le début de la « rencontre ». Cet état d’esprit, proche de l’enchantement, semble se dissiper au fur et à mesure du recueil pour laisser place à une dimension plus fantastique puis, davantage réaliste concernant cet amour dont on ne sait s’il est idéal, réciproque ou au contraire gardé secret (par l’une ou l’autre partie, voire les deux). L’auteur semble ainsi revenir à la réalité, dégrisé. « Ce que nous regardons a une âme qui se confond à la nôtre, comme un cercle qui se referme » (27).
Dès le début, « La belle inconnue » se montre de « dos » (6, 8, 10). De son côté, son prétendant se résout à patienter, attend le retour de celle qui demeure « lointaine », « absente ». Il fait le chemin « du cœur » (12), écrit des lettres sans destinataire, reste à quai (par deux fois) et n’exige rien d’elle. « Suis moi, je te fuis » pourrait-on dire ? La présence de la lune (face cachée et ombre propre), de la marée illustre d’ailleurs bien les allées et venues entre le modèle et son ombre, comme les incertitudes de l’auteur et de sa « belle inconnue ». À la fin du recueil, l’auteur semble se retirer de « l’aventure », avec élégance et noblesse. Un « choc frontal » a lieu, lèvres contre lèvres. L’Amour survivra-t-il à ce baiser ? « C’est la brume qui mit fin à leur divagation » (26). Cette brume qui pâlit, cache, floute le soleil, empêche l’ombre (même portée). Le ressac de la mer emporte alors « ce secret » (qui semble partagé). Il est temps de laisser cet amour familier du vent, des voiles, prendre le large. Le temps du rêve et de l’idéalisation va faire place à celui du souvenir. Le mystère s’estompe au profit du secret.