Une scène obscure, sans séparation
d’avec les gradins. Pas de décor, si l’on excepte un micro, deux
enceintes et une console musicale. Au théâtre Off, on
préfère privilégier le texte plutôt que les costumes et autres
accessoires. Le texte, en l’occurrence, c’est celui de Victor Hugo :
« L’homme qui rit », roman noir à visée sociale de
près de 1000 pages. Pour les besoins de la scène, il a été ramené à
une quarantaine de feuillets par Frédéric Ortiz, patron du Théâtre Off.
Chapeau à l’adaptateur ! L’autre protagoniste de
cette aventure, celui qui porte par sa voix la trame narrative
ainsi que tous les personnages du roman, c’est Lionel Mazari, diseur,
comédien, poète avant tout. Une qualité nécessaire pour
faire vivre ce texte du dedans, pour restituer oralement la
rythmique de la phrase hugolienne. Sa voix, chaude, profonde,
martelante, incantatoire, nous introduit d’emblée dans cette sombre
histoire d’enlèvement et de mutilation d’enfants dans l’Angleterre
pré-industrielle. C’est alors que, progressivement, des images
commencent à danser devant nos yeux. Comme dans un film, nous
assistons à l’enlèvement et à l’atroce blessure faciale du jeune
Gwynplaine, le naufrage du navire qui devait l’emporter, lui et la
petite aveugle Déa, en terre étrangère. Nous sentons
physiquement la présence du mendiant Ursus et de son loup Homo quand
il les recueille sur la plage. Nous pénétrons dans la bonne société
avec Lord Clancharlie et l’excentrique duchesse Josiane.
Et nous vibrons aux accents révolutionnaires de son discours devant
ses pairs quand, reconnu comme le vrai héritier de Lord Clancharlie,
Gwynplaine conteste les privilèges exorbitants de sa
nouvelle classe sociale avant de disparaître à jamais. La magie du
verbe a opéré. Encore fallait-il un interprète aussi doué, aussi
subtilement polyphonique que Lionel Mazari pour entretenir le
charme durant une heure trente. Voilà une proposition théâtrale
d’une beauté rare par les temps présents à Marseille. Avant les
médiathèques et les instituts culturels où elle est appelée à
tourner, elle est offerte au public marseillais jusqu’au 20 avril, à
raison de deux soirées par semaine. Il serait vraiment dommage – du
moins pour tous ceux qui sont sensibles à la poésie
– de manquer une telle performance.
Les jeudis et vendredis, à 20H30. 14, quai de Rive-neuve, 13007 Marseille. Réservations au 04 91 31 13 33
Jacques LUCCHESI