Quand on écrit depuis toujours, revient souvent une même question :
pourquoi diable écrit-on ? Quel curieux ange du bizarre nous fait
choisir la feuille blanche plutôt qu’une sortie en boîte ou
une soirée entre copains ? Quel satanique diablotin nous fait bouder
la vie réelle pour chevaucher cette chimère qu’est l’écriture ? Après
une telle question, qui demeure en suspens, en vient
souvent une autre qui hante tout écrivain et qui pourrait se résumer
ainsi : suis-je vraiment écrivain ? Vaste interrogation, toute aussi
épineuse que le pourquoi écrire. Par là, on se demande
qui, hors Montaigne, Rabelais, Racine, Voltaire, Hugo, Vallès, Zola,
Proust, Céline (je ne peux tous les citer), peut se prétendre
réellement écrivain ? D’ailleurs qui en décide : les autres ou
soi ? Hugo s’était promis d’ « être Chateaubriand ou rien ». Zola
voulait laisser dans son sillage sa Comédie Humaine ; Proust devenir le
Saint-Simon du faubourg Saint Germain et Nabokov dans
Ada fait dire à son héros qu’il veut jouer les petits Proust. Fort
de tous ces exemples, l’aspirant écrivain a tôt fait de se dire : eux
c’est eux, moi je ne suis que moi. Et quand bien
même on sent le doux frémissement de l’écriture vous frôler de ses
ailes, ces écrasants aïeux vous renvoient dans les cordes. Ce serait
même grotesque de se hausser du col. La postérité joue des
tours à qui flirte avec elle ! Alors reste l’ultime et lancinant
questionnement, (si tant est que l’on ait répondu aux deux premières
questions que je viens d’évoquer) : comment, à quel âge,
selon quelle circonstance, suite à quelle blessure, quel
éblouissement est née en moi la vocation d’écrire ? Quelle influence
décisive a concouru à me pousser vers cette porte étroite ?
Evidemment, on ne répond jamais à ces questions, ou mal ou à moitié.
On ébauche des pistes, des semblants de réponses qui mènent à des
impasses ; puis on en vient à des constations,
incontestables pour qui écrit. Ecrire, c’est un peu vivre à côté de
ses pompes. Par là, j’entends ne jamais vivre simplement, en live comme
tout un chacun. C’est toujours vivre en décalage pour
engranger, capter et collecter des bribes d’existence, des moments
de bonheur, de joie ou de tristesse, des éclats de soleil, des
gouttelettes de pluie sur une peau aimée, des rêves, des
souvenirs... pour les restituer un jour prochain, sans trop savoir
comment ni vraiment à quelle fin, dans ce qui deviendra peut-être un
texte ; et de savoir qu’on a tout ça dans sa besace
rassure, quand le besoin d’écrire s’affirme. Un peu comme le
flambeur qui a plus d’un tour dans son sac et qui, à tout moment, vous
sort une carte de sa manche. Y a-t-il aussi chez l’écrivain la
tentation naïve d’arrêter le Temps ? Sans doute. Je crois même
savoir que l’écrivain se prend parfois au jeu de remonter le temps. «
Attendez, nous dit-il. Voyez plutôt comment les choses se sont
passées. Non pas comme vous croyez que tout est arrivé, mais comme
je vais vous raconter. Lisez-moi, vous verrez ! » Ou encore - ce qui
n’est qu’une variante pour suspendre le temps : « Une
minute, je vous prie ! Si vous prenez le temps de m’écouter, vous
apprendrez à regarder le monde bien autrement ». Si ce n’est pas se
réapproprier le cours du temps, ça y ressemble.
Ecrire, dit Aragon - qui sait de quoi il parle - n’est pas tant une
activité qu’un état permanent. Autrement dit, un écrivain est toujours
en état d’écriture sans pour autant écrire concrètement.
Quand il regarde, quand il écoute, quand il mord dans un fruit ou
même quand il vous parle, il est déjà en train d’écrire. Je le soupçonne
même de se donner le luxe de vivre tel amour pour nous
le raconter après. Proust, avant Swann, a dû aimer quelqu’un qui
n’était pas son genre avec l’arrière pensée d’en nourrir la Recherche.
Et, en écho, quand Aurélien rencontra Bérénice, il la
trouva franchement laide ; elle lui déplut enfin. On peut penser que
l’auteur de Blanche ou l’oubli vécut une même situation avant que de
l’écrire.
Au vu de ces exemples paradoxaux, je crois qu’il y a de
l’apprenti-sorcier chez l’écrivain en devenir car il est prêt à être
lui-même l’objet sacrificiel de l’expérience littéraire qu’il mènera
un jour. Tout de ce qu’il voit, ressent et vit est matière pour
écrire. On dit souvent que l’écrivain est l’affabulateur de sa propre
existence. En fait, c’est un illusionniste qui bricole le
réel, le dévie de son cours, le magnifie, le rapetisse et souvent
l’escamote. Il le modèle comme une glaise pour Golem, ce qui tend à
prouver qu’il se prend pour un dieu. Autrement dit, on
n’écrit pas sans aspirer à l’air puissant et vivifiant des hauts
sommets dont parle fièrement Zarathoustra.
Yves Carchon