A propos de : De la brièveté de la vie de Sénèque

 C’est Diderot qui m’a ramené à Sénèque. Il nous parle quelque part des beaux-arts et dit que c’est souvent bien plus « à la perte du temps qu’au manque de talent qu’il faut attribuer la médiocrité de nos productions en tout genre. » Je le crois d’autant plus qu’aujourd’hui nous papillonnons et zappons d’un sujet à un autre sans voir que nous perdons du temps. Que si nos écrivains étaient plus chiches de leur temps, ils écriraient de meilleurs livres. Rentrant d’un voyage à Cordoue (où est né le grand stoïcien) m’est revenu l’envie de me replonger dans Sénèque et dans ce court traité philosophique qu’est De la brièveté de la vie.

Dans ce petit livre très dense, Sénèque  s’adresse à un certain Paulinus. Le ton est amical, plutôt ouvert, paternel dirait-on. Pareil à cet élève auquel il parle, nous suivons nous aussi les préceptes du maître. Il est question de notre vie, de sa brève durée ou, tout du moins, d’une vie qu’on dit brève. Sénèque nous démontre que sa brièveté est illusoire : « Ce n’est pas que nous ne disposons pas de temps, c’est plutôt que nous en perdons trop ». En fait, c’est du bon usage de nos moments de vie dont il est question. Ce n’est pas la vie qui nous fait défaut, c’est nous qui la gaspillons. « La vie, pour qui sait en user, est longue » affirme le maître. Mais la plupart du temps nous occupons nos jours à les gâcher, à les escamoter en somme en courant après les honneurs, en faisant de l’argent, en sautant d’un projet à un autre, en aimant qui se révèlera être plus tard une perte de temps, en paressant aussi. « Nos craintes sont des craintes de mortels, nos désirs des désirs d’immortels. »

Nous sommes trop prodigues de ce bien précieux que Sénèque nomme joliment le temps pour soi qu’il faudrait préserver, garder jalousement au lieu de le dilapider aux quatre vents. Les actifs, engagés dans la vie publique, rêvent bien souvent de se retirer des affaires. Gavés d’avantages et de privilèges, ils s’écœurent de se surprendre arrimés à ces colifichets. Sénèque les plaint mais il les comprend car, s’ils font fausse route, c’est au moins « avec élégance ». Par contre, il est inflexible avec les ivrognes et les obsédés du sexe. Tout ce temps perdu à planifier, séduire, complaire à son ventre...« Il faut être, Paulinus, un homme véritable pour sauvegarder son temps à soi et si ta vie est longue, c’est parce qu’elle a su rester à ta libre et entière disposition ». Ton temps consacré « à la foule » est autant de temps qui t’a fait défaut. Les plus investis dans les affaires du monde (activités professionnelles, associations...) disent souvent : « On ne me laisse pas vivre ! Je n’ai même plus de temps à moi ! » Ainsi, un homme âgé peut avoir beaucoup existé, il n’a pas pour autant beaucoup vécu ! Tout dépend de l’emploi de son temps.

Sénèque est toujours sidéré de voir avec quelle désinvolture autrui dispose de notre temps, comme si en accordant son temps on s’acquittait d’une chose qui n’avait pas de prix. « La meilleure façon de perdre sa vie, c’est de la remettre à plus tard ». Si tu ne vis pas tes jours, cher Paulinus, ils s’enfuiront. Et même si tu les vis, ils prendront leur essor ! « Ce voyage que nous faisons tous, les gens accaparés par leurs occupations n’en prennent hélas conscience qu’à son terme. » Ils sont dans le présent, tournés vers un hypothétique futur et ne prennent pas le temps de se tourner vers leur passé, qui est leur seule certitude.

Il est des sortes d’oisiveté, proches du désœuvrement, portées par des occupations, qu’on pourrait qualifier de ludiques. Un tel passe des heures chez le coiffeur, un autre bichonne sa collection de bronzes, un autre recense sa merveilleuse argenterie pour le festin qui vient... Il ya aussi ceux qui s’attardent à des études « portant sur des détails érudits sans importance ». Ceux-là ne sont pas des oisifs : « ils se donnent du mal pour rien ». Voici que les Romains eux-mêmes, nous dit Sénèque, à l’exemple des Grecs, « ont été contaminés par la manie d’acquérir des connaissances superflues. » A se demander, en lisant notre auguste stoïcien, s’il ne vaut pas mieux ne pas faire d’études plutôt que de s’y empêtrer !

Mais par oisifs Sénèque n’entend pas inutiles. Les seuls oisifs, les vrais, assène-t-il, sont ceux qui consacrent tout leur temps à la sagesse. Et ils sont seuls à vivre. Ces sages - Socrate, Epicure, les Stoïciens et les Cyniques - t’élèveront à des hauteurs d’où personne (y compris toi) ne peut être forcé d’en jamais redescendre. Aucun d’entre eux « ne te fera perdre tes années », par contre chacun saura « te faire bénéficier des siennes ». Vivre avec ces géants est l’unique façon de prolonger ta vie mortelle ou plutôt « de la convertir en immortalité ».

Donc, cher Paulinus, détache-toi de la multitude, n’envie pas la gloire de tel nom. Ne songe surtout pas à faire quelque émission télé. Ne rêve pas de voir trôner tes livres au panthéon des œuvres littéraires. Garde ton temps pour toi. Salue Sénèque et Diderot pour moi !



Yves CARCHON