A la recherche du temps perdu, un livre-monde

Dans la littérature mondiale, il y a ce que j’appelle les livres-monde. Ce sont des œuvres qui ne s’adossent à aucune autre, qui ne relèvent d’aucun courant ni d’aucune tradition, qui ne partent de rien (auxquels rêvait Flaubert), qui ne tiennent debout que par leur seule force et par la dynamique interne qui les anime ; où les personnages se croisent, s’aiment, se détestent, s’épient et se jalousent, non pas comme dans nombre romans, mais dans une sarabande intense, comique ou pathétique où quelque chose circule entre eux, qui se transmet à nous par un fil d’Ariane et qui serait tout bonnement la vie. Un livre-monde nous happe, nous dévore (avant que de le dévorer) par la proximité qu’il entretient avec nous-mêmes, par la cordiale tape qu’il nous donne dans le dos, par cette intime relation qu’il noue avec chacun de ses lecteurs et par la force paisible qu’il déploie à nous convaincre que c’est à nous qu’il parle et à nous seuls.

Parmi ces livres-monde – je ne peux tous les citer – je rangerai sans ordre l’Odyssée, Les Mille et une nuits, Don Quichotte, Les Misérables, l’Education sentimentale, l’Idiot, Guerre et Paix, Ulysse, Lumière d’août, Cent ans de solitude...et bien sûr La Recherche. Un téléfilm de Nina Campanez, tiré de ce chef d’œuvre, m’a incité à retrouver le chemin de Combray. Et comme dans tous les livres-monde, je m’y suis retrouvé comme en terrain connu, comme sur la place de la fontaine de mon enfance, avec des personnages que je croyais avoir croisé un jour, qui tous m’ont reconnu et m’ont pris par la main pour m’embarquer dans leurs histoires et pataquès.

La recherche s’articule autour de noms de lieux (« noms de pays », comme disait Proust) : Combray, Balbec, le faubourg Saint Germain ; de personnages haut en couleur : Françoise, Charlus, la duchesse de Guermantes, Mme de Cambremer, tant d’autres ; d’artistes raffinés : Elstir, Vinteuil ; de parents proches, d’amours ou de copains : la grand-mère, Albertine, Saint-Loup et Bloch ; de séquences de temps se moquant bien de la chronologie et jouant de l’ellipse, dont on n’a pas d’équivalent sauf dans l’Education sentimentale, Le bruit et la fureur ou dans Cent ans de solitude. Mais surtout la Recherche est une méditation profonde sur la fatuité de nos vies, sur la mélancolie de vivre, sur les pâles remèdes que nous proposent l’art, l’amour ou l’amitié. Le narrateur introverti (mais inverti aussi) se fait l’écho de cette chasse au bonheur que tous, déités de salons comme jeunes filles en fleur, poursuivent. Or le bonheur, dit Proust, se cache dans la complexité des relations humaines. Un homme, une femme qu’on croit aimer n’est là en fait que pour nous éloigner d’un amour véritable, dont on prendra conscience que bien plus tard, souvent trop tard hélas. Ces entrecroisements, atermoiements, ajournements des sentiments donnent cette touffeur psychologique, cette luxuriance tropicale à la Recherche, à la manière de ces motifs sculptés sur le fronton de la cathédrale de Chartres, dont Proust était admiratif. Mais la Recherche repose aussi sur des rumeurs et commérages, sur des on dits, et Proust se fait lui-même le pipelet de l’Hôtel de Guermantes. C’est par Françoise qu’il apprend tout du train de vie de ses voisins illustres. On pense, en le lisant, à Saint-Simon et ses Mémoires  dont il emprunte le ton insinuant, voire indiscret, du valet de pied témoin impénitent de l’intimité de son maître. Mais plus que pipelet, Proust est voyeur. Je ne reviendrais pas sur la scène du bourdon butinant l’orchidée qui prélude la rencontre savoureuse de Jupien et Charlus, ni sur l’intime d’Albertine. Quand Proust dissèque les relations humaines, c’est toujours suite à une observation subtile et pénétrante. Il n’est jamais meilleur que quand il est assis dans un coin de salon et qu’il écoute ce qui s’y dit ; que lorsque, rentré chez lui, il nous le restitue avec délectation et gourmandise. A sa façon, il se paie les grands, la tête de ceux à qui l’argent tient lieu de rang ou de mérite. C’est son côté vengeur. Mais tout au long de la Recherche (c’est ce qui fait surtout sa force) court une nostalgie poignante : celle d’un temps qu’on aurait pu passer à vivre, aimer, écrire au lieu de ne rien faire. Au lieu de quoi, on préfère musarder, sachant qu’on le regrettera et qu’on associera cette incapacité à vivre au temps perdu.

 Yves CARCHON