De
temps en temps, lassé de voir à la télé des histrions qui se disent
écrivains et qui le croient parce que certains les
canonisent comme tels, je me replonge dans les classiques. Rien ne
vaut un classique pour retrouver la pleine santé mentale. Ces derniers
jours, j’ai hésité entre Montaigne et Proust. Laissons
Proust de côté. Nous le butinerons une autre fois, employant ce
vocable à dessein en repensant au narrateur de La Recherche
surprenant une rencontre devenue légendaire dans la cour
intérieure de l’hôtel de Guermantes. Attachons-nous plutôt au grand
Montaigne. Il a plus d’heures de vol, pourrait-on dire. Le Bordelais de
notre auteur est paysan, rustique, proche de la vie
austère et travailleuse. Le Faubourg Saint Germain est urbain,
ampoulé et oisif. Place donc aux Anciens ! Laissons
pour un moment Swann de côté !
On
a tout dit sur Michel de Montaigne. Le tout et son contraire. Nietzsche
l’a adoré et le gardait comme livre de chevet.
Merleau-Ponty a invoqué sa « fierté à devoir prendre sa vie en
main...puisque rien n’a de sens, si ce n’est que ce sens, il ne le
trouvera qu’en elle. » Nul plus que lui n'a célébré la
perspicacité à voir, penser, sentir. Quand on tourne ses pages et
qu’on écoute sa pensée, on touche au plus concret des choses. Chair et
saveur de la pensée, tel est Montaigne. Mais ce qu’il
revendique, Michel Eyquem, c’est d’être vu dans son entier, dans sa
« façon simple, naturelle et ordinaire, sans contention ni artifice.»
Ah, voilà qui devrait parler à nos vendeurs de soupe
d’autofiction ! C’est lui qu’il peint, dit-il. Oui, mais sans
artifice. Lui, à savoir l’humain, le trop humain qui est en nous. De
l'homme devons-nous donc partir. De sa naïve conformité. De
ses humeurs, des ondoiements de ses désirs, de ses maux bien réels.
La politesse veut qu'on aborde le personnage selon ces seuls préceptes.
D’où cette incise : « Chacun regarde
devant soi ; moi, je regarde dedans moi : je n’ai affaire qu’à
moi...je me contrôle. »
Chacun connaît la postérité des Essais.
Ce qu'on sait moins, c'est que logeaient dans le château hérité de son
père sa
mère et son épouse quand il les écrivit. Certains rapportent que des
disputes étaient fréquentes entre mère et belle-fille. On peut imaginer
Montaigne tentant de concilier l'inconciliable, puis,
de guerre lasse, cherchant refuge dans sa tour. Quand on lit bien
Montaigne, on sait que ces ennuis tout domestiques ont pour beaucoup
pétri son œuvre. L'hypocondrie et les calculs rénaux dont il
souffrait ont inspiré nombre passages des Essais, peut-être
les plus beaux. Dans ses moments de lassitude, Montaigne ressasse ses
ennuis – déficiences du corps, difficulté à vivre
commodément, inconfort récurrent. En fait, derrière ces maux, se
niche l'aveu voilé de ne pouvoir mettre bon ordre dans son corps, dans
ses pensées,
dans son logis. D'où le besoin pressant d'apporter ordre, méthode,
pondération au grand chaos du monde. D’où sa grandeur, qui naît
de ses faiblesses.
Yves CARCHON