Céline, un chagrin littéraire

Qu’on ne me parle plus de Louis Ferdinand ! J’ai tant aimé le lire, tant été ébloui par sa maestria hors pair, tant passé de moments avec son Bardamu et son génial et prodigieux Courtial des Pereires ! Ah, oui, j’ai tout aimé le monde qu’il dépeignait ! Et avec quel brio, quelle force, quelle bousculade dans les mots ! Du grand art, oui, du vrai ! Prose fascinante, éblouissante, hypnotique entre toutes ! Un vrai festin de mots ! Je ne parlerais pas de la jeune Molly rencontrée à New York, ni de cette vieille ganache de Gorloge, ordure saignante et pittoresque  dans son Mort à crédit. Oh oui, j’ai adoré le satanique docteur (pseudo que prête Rimbaud à un Verlaine halluciné dans Illuminations), oh oui, je l’ai placé sur les plus hauts sommets de mon panthéon littéraire ! Je l’ai choyé, relu, lu dans le lit à ma compagne, et il m’a tant déçu ! Son Voyage m’a hanté ; son univers a très longtemps grouillé en moi comme une trépidante vermine. Céline, comme d’autres parleraient de grand chagrin d’amour, est l’un de mes chagrins que je qualifierai de littéraires. Le seul peut-être dont je ne me suis, en fait, jamais remis. L’amour n’est plus, mais le souvenir de l’amour (dirait Proust) est encore là, bien là, qui rôde et me visite. En un mot, ce fêlé de Céline garde, quoique qu’il ait dit, écrit ou fait, une petite place dans mon cœur. Je sais que de le dire est pour certains insoutenable, qu’on ne peut aimer un salaud, un pauvre type (disait de lui Malraux à Gallimard).

Mais qu’on soit clair : je partage sans ambages avec Jacques Lucchesi tout ce qu’il a écrit dans son récent billet. Je condamne sans appel ses pamphlets criminels qui incitent à la haine et à la mise au pilori des Juifs à une époque où on les pourchassait, traquait, exterminait. Et je condamne tout autant ses accointances avec l’autorité allemande, la délation active dont il fit preuve durant toute la guerre. Et qu’on ne rentre pas dans le débat absurde où l’on devrait choisir entre admirer Céline et condamner Destouches ! Car l’homme Destouches et l’écrivain Céline sont une même personne. Il faut l’admettre et faire avec le monstrueux qui a construit Céline.

Cela dit, hors le chagrin dont j’ai parlé, me restent deux souvenirs au sujet de Céline. L’un où j’ai découvert Voyage au bout de la nuit dans la bibliothèque de Bamako alors que je venais d’avoir vingt ans. Qu’on imagine un jeune baba-cool tout trempé de sueur, goûtant à la fraîcheur douteuse des pales d’un ventilateur et ouvrant le Voyage ! On ne peut mieux rentrer dans Fort Gono ! Et l’autre souvenir où, grâce à l’affectueuse présence d’une amie prof de Lettres, j’ai pu fouler l’enfer de l’antique BN et où j’ai découvert et lu les pamphlets interdits. Reste la question posée : faut-il commémorer Céline ? J’aurais tendance à dire qu’on ne commémore pas un écrivain. Un écrivain se lit. Quand on le lit, il ressuscite de lui-même. Mais ce serait bien sûr facile. Aussi dirais-je qu’il n’est nul besoin de commémorer un salaud mais qu’il faut lire Céline au risque de se priver d’un sommet littéraire.



Yves CARCHON