La poésie 2.0



Dans ce curieux petit ouvrage intitulé « Poésies II», Isidore Ducasse – alias Lautréamont – écrivait : «La poésie doit être faite par tous. Non par un. ». C‘était en 1870. Il y exprimait sa révolte contre les « grandes têtes molles » de son époque - Hugo, Lamartine ou Musset -, leur décadentisme et leur prétention à incarner la poésie à eux tous seuls. La proposition de Ducasse a fait date. Un siècle et demi plus tard, on peut même dire qu’elle était chargée d’une dimension prophétique. Avec Internet, les sites et les blogs dédiés à la poésie se sont multipliés de façon exponentielle. Jamais il n’y a eu sans doute autant de poètes en activité ; des poètes qui sont aussi les principaux lecteurs de poésie… Faut-il s’en plaindre ? Sûrement pas, car cette inflation de mots numérisés perpétue aussi une parole poétique vivante. Mais comme toute inflation, elle affecte aussi la valeur intrinsèque de la chose écrite et publiée. Quand éditer devient l’affaire d’un simple clic, sans évaluation ni filtrage, comment porter encore un regard admiratif sur l’auteur ? Quoiqu’il écrive, il n’est plus transcendant à celui qui le lit et il le sait. La publication sur papier – elle n’a pas disparue mais est devenue beaucoup plus parcimonieuse - créait justement cette différence à travers l’espace quasi sacré du volume. Elle maintenait l’envie et l’émulation, même à travers le simple fanzine poétique (on en était ou pas). Chaque revue avait son comité de lecture, qu’il soit indulgent ou exigeant, et cela créait, avec l’attente, une espérance chez l’auteur postulant. Une publication en appelait une autre, un peu plus importante ; de palier en palier s’esquissait une « carrière », c'est-à-dire une progression objective où l’auteur pouvait mesurer la qualité et l’évolution de son travail. Dès lors, parvenir au stade du livre était une ambition raisonnable. Ce n’était pas pour autant la gloire – car la gloire excède tous les calculs – mais du moins une forme de reconnaissance, sinon de consécration pour peu qu’un prix s’y adjoigne. L’expansion d’Internet a miné ce parcours poético-social hérité du XIXeme siècle. En mettant la publication à portée de tous, il a multiplié les poètes, toutes tendances confondues, mais a ruiné la notion de « grand poète », ce créateur solitaire à l’écart des chapelles et des modes. C’est d’autant plus manifeste que le faire-savoir, à notre époque, a pris le pas sur le savoir-faire. Désormais, il n’y a plus que des poètes, certes de différents niveaux, de différents styles, mais qui ne peuvent plus se considérer dans leur unicité orgueilleuse, étant pris dans un système d’interdépendance généralisé (les réseaux). A chacun d’assumer avec une humilité raisonnable sa situation de « relais » au service d’une parole poétique irrépressible de siècle en siècle, même si elle n’a sans doute jamais été aussi décomplexée qu’aujourd’hui.


Jacques LUCCHESI