Faut-il commémorer Céline ?

 Un souvenir d’enfance est le point de départ de cette petite réflexion. Je devais avoir dix ans et ma grand-mère paternelle, employée de maison chez de riches négociants marseillais, m’emmenait souvent avec elle. Pendant qu’elle travaillait à la cuisine, j’explorais les recoins du vaste et magnifique appartement de ses patrons, rempli d’objets anciens. C’est ainsi qu’un jour, je tombai sur un livre à la couverture jaunie, mais parfaitement conservé : « L’école des cadavres » de Louis-Ferdinand Céline. Je l’ouvris avec curiosité et, déjà avide d’écrits de toutes sortes, je commençai à le lire, de plus en plus captivé par ce style absolument nouveau pour moi. Il n’y était pourtant question que de « youtres », de « youpins » et de « juiverie universelle », le tout déclamé sur un ton endiablé et plein d’imprécations. Lecteur assidu de magazines d’histoire, je pouvais le situer dans son époque. Mais quel déchainement verbal ! Quelles envolées assassines, grotesques à forces d’être excessives !
Bien des années plus tard, j’appris qu’il s’agissait là d’un des quatre pamphlets interdits de Céline – ce qui est, en soi, un record pour un écrivain français-, avec « Mea Culpa », « Bagatelles pour un massacre » et « Les beaux draps ». Introuvables en librairies, sauf chez de rares bouquinistes, on peut à présent les dénicher sur le Net et les commander en ligne, mais à des prix évidemment prohibitifs. Qu’on en juge : 420 euros pour l’édition originale (1938) de « L’école des cadavres », ou 58 euros pour le texte réédité par les éditions de la Reconquête. Là aussi la rareté est un facteur de valeur marchande ; comme l’est bien sûr le caractère ignominieux, donc transgressif, de leur contenu. Car ces livres-là ne sont pas tout à fait comme les autres. Et l’on peut dire d’eux qu’ils ont contribué à préparer le lit – au moins en France – de la « solution finale », légitimant une haine des Juifs déjà bien ancrée dans la classe bourgeoise de ce pays. En matière d’antisémitisme littéraire, Céline a sans doute atteint un sommet inexpugnable. Rien à voir avec le mépris que Drieu La Rochelle –autre écrivain antisémite notoire – exprime vis-à-vis des Juifs dans ses ouvrages (comme « Gilles). Même « Mein Kampf », l’opus magnum d’un certain Adolf Hitler, est battu en brèche par Céline au chapitre de la prédication anti-juive. N’est-ce pas ce que l’on appelle populairement être plus royaliste que le roi ? Du reste Céline, qui avait aussi le sens des affaires, fit judicieusement republier « Bagatelles pour un massacre » en 1941, transformant ainsi son brûlot d’avant-guerre en best-seller avec 86 000 exemplaires vendus dès sa mise en librairie. Et, joignant le geste à la parole, le bon docteur Destouches participa sans vergogne aux campagnes de délation antisémites orchestrée par le gouvernement de Vichy.
C’est cet homme-là dont la France s’apprête à commémorer le 5O eme anniversaire de sa mort, en juillet prochain. L’intelligentsia répètera à qui veut l’entendre qu’il faut faire la différence entre l’écrivain de génie et le salaud antisémite ; que, de toutes les façons, on ne fait pas de la bonne littérature avec de bons sentiments. Mais il est facile de constater que l’un et l’autre ne sont pas dissociables. Céline a sans doute apporté un son nouveau à la littérature française. Il n’en reste pas moins que le moteur de son écriture fut, le plus souvent, la haine et qu’elle culmina dans l’accusation d’une ethnie responsable, selon lui, de tous les maux de la terre. Faut-il, pour autant, continuer à censurer ses pamphlets ? Non, mais les republier en édition de poche, harnachés par tout un appareil critique, ne serait sûrement pas le meilleur service à leur rendre (de toutes les façons, ils y arriveront tôt ou tard). Car ce serait ainsi édulcorer, voire annihiler, leur charge sulfureuse, cette voix délirante et irréductible qu’apprécient, pour diverses raisons, ses admirateurs dans le monde entier. Mieux vaut, en attendant, lire ou relire son « Voyage au bout de la nuit » que traversent, malgré tout, quelques lueurs d’humanité.
 
                                                                                Jacques LUCCHESI