Il faut commémorer Orwell !


A l’origine des grands romans d’Orwell (1984, La ferme des animaux), il y a une vision très politique et acérée couvrant les années 20 et 30, où l’on voit poindre le militant ayant vécu la dèche à Londres finir par s’engager contre Franco et déjà le prophète dénoncer sans appel ce que sera le mal du XXème siècle : le totalitarisme. Il n’est pas seul, c’est vrai, à souligner la gangrène montante. Gide fera le voyage jusqu’en URSS, puis reviendra avec des carnets pleins, dénonçant lui aussi ce qui se trame déjà là-bas. Mais Orwell est le seul (avec Grossman peut-être dans son Vie et Destin vu côté soviétique) à renvoyer nazisme et communisme dos à dos comme deux facettes d’une même pièce. En cela même, et  souvent même contre son camp, Orwell a vu bien avant d’autres que le salut humain ne pouvait être communiste, du moins au sens où l’entendait Staline. Relire Orwell me paraît donc une des priorités de notre époque. L’étude de Jacques Lucchesi, intitulée Selon Orwell, nous aide à faire gaillardement le pas car elle aborde avec finesse une des œuvres centrales du XXème siècle.  
1984 est sans conteste un livre universel qui dépasse les clivages. Livre-phare, livre-monde dont l’actualité est évidente, livre précieux et capital. Une œuvre à lire de par le monde et quelle que soit la latitude, tant il reflète notre époque et le possible devenir de notre humanité. Je serais prêt à l’imposer de force au programme des lycées si Orwell n’était là pour me tirer l’oreille et me montrer que cet oukase irait a contrario de son message ! Ce que Kafka a défriché dans Le Procès et Le Château, où il était déjà question d’un ordre omniprésent et oppressant, Orwell le prolonge et l’accentue en posant le décor de ce que sera le nouveau siècle. Or justement ce siècle est déjà là ! Nous le vivons et en buvons le fiel jusqu’à la lie !
Jacques Lucchesi dans son étude nous le susurre sans l’air d’y toucher, se tenant à distance respectable pour permettre au lecteur d’entrevoir les claires-voies de saine lucidité qu’il ouvre ici ou là. Qu’on y prenne garde : cette étude est une petite bombe. On voit bien que son auteur pointe les travers de notre monde devenu réellement orwellien. Collant à 1984, nous voilà par lui transportés dans un monde planétaire divisé en blocs, pas si éloigné du nôtre et dont le fonctionnement ressemblerait à s’y méprendre à ce qu’on appelle la mondialisation ! D’emblée, il a aussi raison de mettre l’accent sur l’importance de la langue chez Orwell, à travers le novlangue(travail pugnace, pervers sur le vocabulaire, où comment réduire le champ de la syntaxe, donc de la pensée) et à travers moult slogans qui font froid dans le dos.
Là aussi, nous y sommes : la communication est là pour enfanter des formules simplistes qui nous vendront tel candidat, tel produit, et - ce qui glace évidemment le sang - tel mode de vie, telle manière de penser à travers une seule grille de lecture. Rituel commun, quasiment intégré qui voit son pernicieux développement dans le monde angoissant de nos entreprises actuelles (privées comme publiques) par le canal du management. Le management, c’est l’auto-évaluation, le comment-mieux-produire-ou-vendre, quelles que soient les conséquences sur la santé humaine : stress, dépressions, violences contre les autres ou même contre soi. Mais le monde d’Orwell, comme hélas le nôtre, repose sur un ordre huilé et fortement hiérarchisé pas loin d’un univers qui serait concentrationnaire, ersatz d’une société totalitaire comme l’a été l’Allemagne nazie ou l’URSS communiste. Autrement dit, une société organisée ainsi : en bas, beaucoup de « collaborateurs » ayant partie prenante comme autant de rouages, (leur multiplicité diluant du même coup leur responsabilité) ; et en haut le Pouvoir(le Parti), Big Brother, personnage invisible, irréelle, donc jupitérien. On pense au Château où l’arpenteur K n’arrive jamais malgré les tentatives nombreuses qu’il peut faire,et à tous ces messieurs de qui dépend toute chose, bureaucrates lointains aux ordres d’une force tutélaire assimilée hâtivement à Dieu, auquel Kafka se serait nous dit-on référé.
Chez Orwell (comme d’ailleurs le Château chez Kafka), Big Brother n’a d’existence propre que parce que les exécutants que nous sommes tous sont les coresponsables du cauchemar social que nous vivons, que nous favorisons quotidiennement en acceptant chacun à sa façon les règles suicidaires du management, l’installation de la Pensée unique, la parcellisation d’une force collective qui, unitaire, renverserait ce monde. C’est le colosse aux pieds d’argile, dont parle La Boétie dans son Discours de la servitude volontaire et qui prétend qu’il suffirait de ne plus soutenir le tyran pour qu’il s’écroule sur lui-même. Dans Orwell, comme ici aujourd’hui, on surveille les déviants. La pensée, l’art, le sexe sont ce qu’il faut traquer et pourchasser, miroir à peine déformant des dérives de nos modèles sociaux post-totalitaires. En cela, l’amour de Winston et de Julia rejoint les grands mythes littéraires, l’amour ne pouvant qu’être brouillon, désobéissant, improductif comme il se doit. On pense au couple Roméo-Juliette qui enfreint les lois de la sainte Famille. Là, c’est le saint Parti qui est l’empêcheur d’aimer en rond. La tragédie se referme inexorablement sur nos deux héros, Winston mourant avec l’image peu reluisante de l’avenir que lui tend O’Brien, un exécutant du régime : « une botte piétinant un visage humain... éternellement. » Un programme pour mille ans aurait dit l’autre.
Nous n’y sommes pas encore mais n’en sommes plus très loin. Si nous n’y prenons garde, la machine à broyer la pensée est en marche. Voilà pourquoi lire 1984 est une urgence. On doit à Jacques Lucchesi de nous l’avoir sainement rappelé. Une piqûre de rappel vaut mieux que cent discours !
                                                        
                              
Yves CARCHON