Voici les choses. Voici les choses
alignées. Voici les choses que je connais. Je les sais. Je les ai
lues, parcourues, sues, suées, éructées. Elles sont là. Ce sont
des choses. Que des choses.
Plaf. Elles font Plaf quand on les sort
un peu à l’air libre. Elles ne tiennent pas le choc. Elles ne
tiennent pas la route.
Plaf elles s’écrasent, lamentables.
En dehors des doutes elles ne sont plus rien. En dehors de leurs
manies elles n’ont que peu de consistance, de chair, de vie,
d’envie. Elles sont mais elles sont peu. Si peu de chose.
En dehors de ce que je subis elles
s’écrasent et oublient de devenir envahissantes. Elles sont
purulentes. Elles ne pullulent plus. Elles sont couvertes de pustules
J’aime les voir. J’aime quand elles
sortent et s’étalent ainsi devant moi. Elles ne sont plus que
laideur. Elles ne sont plus. Que si peu de chose.
Ces choses que voici.
Je les sais, je les connais. Les voici.
On dit des choses qu’elles sont
finies. On les dit bien faites. On les dit ainsi. Les choses les
choses, on les dit de mille façons. Mais sait-on ce qu’elles
disent, sorties de nous ? Sorties d’ailleurs. Venues sans
prévenir.
Enfant elles étaient plus faciles.
Elles étaient inconnues. Elles passaient. Elles insistaient mais il
suffisait de regarder ailleurs, de voir la mue nue d’un insecte
parti vers une autre écorce pour célébrer cette enveloppe vide,
oublier les choses qui faisaient le vide en soi pour leur préférer
le vide de la vie qui change et mue. Enfant il suffit de grandir pour
apprivoiser les choses. Enfiler une paire de bottes pour sauter dans
les flaques. Jeter ses pas dans les tas de feuilles mortes. Tenir
ainsi à distance les peurs. Ces choses qu’on ne sait pas encore
nommer mais qui gardent les yeux ouverts sur nos joies pour mieux
nous les faire oublier. Tenir la distance de tout ce qui reste à
vivre et se perdre dans les bois. Aimer la forêt et s’y adonner à
la joie. Tenir la distance et les tenir.
Enfant ça semblait plus facile. Il
suffisait de détourner le regard, de serrer plus fort une main, de
se savoir aimée le lendemain par la meilleure amie de l’école, il
suffisait, il suffisait d’avancer et d’oublier.
Un jour, moi je ne sais pas lequel, les
choses ont suivi mon regard. Elles se sont mises dans la mue que
j’observais et j’ai vu alors une peau vide, une peau morte, et
j’ai eu peur alors de la mort. Elles se sont mises dans l’écorce
de l’arbre et elles sont devenues parasites qui attaquent l’arbre
et peuvent le faire mourir, espèce d’infiniment petit qui
s’attaque à l’infini grand majestueux. J’allais perdre là un
ami, un socle, un dieu. Elles se sont même mises dans mes bottes de
pluie et les flaques sont devenues boue, et les feuilles mortes se
sont transformées en piège tant elles glissaient et se mouvaient.
Les choses se sont glissées entre ma main et la main qui me tenait,
elles m’ont dit des choses sur la perte et la séparation. Elles
ont mis des épines sur nos peaux. Plus on serrait et plus on avait
mal. Les choses ont désagrégé la force de la main qui me tenait.
Les choses ont presque réussi à me désagréger alors. Je ne sais
plus quel âge j’avais. Mais je l’avais cet âge et il ne m’a
pas quitté. Là s’origine le noeud de la solitude. Là se passe
toujours le bal des choses.
A force, il est possible d’en faire
des amies de ces choses là ! Enfin… pas des amies mais des
choses supportables, à tenir à distance, il faut pour cela bien les
ranger, les ordonner, par ordre de grandeur ou d’apparition, par
ordre croissant ou décroissant. Se défouler dans le rangement. Le
faire et le défaire. Contempler son œuvre et le détruire pour
essayer autrement. Essayer de classer par ordre de grosseur,
calculer l’embonpoint de chaque pièce et ranger, encore ranger,
selon le diamètre, ordre croissant ordre décroissant. Imaginer
d’autres critères de rangement, la couleur, la nuance, l’odeur,
le paraître, la mine, le souffle, l’air…
A force d’ordonner et de ranger ça
occupe l’esprit par les choses mais ce ne sont pas elles qui
occupent la place, c’est l’esprit qui choisit de les mettre dans
son centre. C’est pas pareil. C’est déjà reprendre la main.
C’est déjà mieux que de subir. Les choses ne deviennent pas tout
à fait des amies mais elles restent à leur place, celle que je
choisis dans mon esprit.
Ca ne dure jamais longtemps. La
sédition est courte. Vite elles s’ébrouent, reprennent du
piquant, du poil de la bête et tout autre attribut et se jettent sur
le devant de la scène à vouloir chanter comme bon leur semble,
chanter à tue tête, de voix pointue de contrebasse, voix de tête,
voie de bazar
Là, elles gagnent. Après le répit
elles gagnent toujours en force.
Les voir s’écrabouiller au sol n’est
qu’un très lointain souvenir. Se remémorer quand je les ordonnais
et qu’elles m’obéissaient est de la nostalgie pure sans queue ni
tête, sans raison ni affect ; ça ne sert à rien, c’est
perdu d’avance. Cette nostalgie est comme un brouillard vaporeux,
le truc qui poisse et qui ne sert à personne. La nostalgie peut se
faire lanlaire, j’ai à faire quand les choses sont sur le devant
de la scène.
Ce que j’ai à faire en fait, une
fois toutes mes ruses épuisées, c’est d’attendre qu’elles se
fatiguent de leurs danses et de leurs chants à tire-larigot sur le
devant de la scène. Il ne faut pas leur prêter plus de force que
ça, elles finissent toujours pas s’user. Un peu… mais c’est
déjà ça. Un peu signe de lassitude, une voix qui se perd plus vite
dans les aigus, un pas qui se déchaîne moins vite, un bras ballant
au lieu d’être dansant et c’est le signe qu’elles
s’amenuisent, se fatiguent d’elles mêmes, les choses. Cet infini
instant de vide est à capter, faut pas le rater ! Et là, hop,
sans avoir l’air de rien, sans savoir d’où vient cet air, il
faut détourner le regard. S’appesantir sur la première chose
donnée, une autre chose, une chose de l’extérieur, une chose de
l’air libre. La regarder et s’y arrêter. Vouloir rêver. Désirer
regarder et par le regard seul refuser d’exister ailleurs. S’abîmer
dans la chose de l’air.
Pullulent, pustules, les voilà pliées,
voici les choses.
Sarah GRANEREAU