Voici un texte inédit d’Henri-Michel Polvan ; un de ces magnifiques portraits dont il a le secret et qu’il a déjà distillés dans un premier recueil d’Epaves. En l’occurrence, si celui-ci nous touche autant, c’est qu’il ressuscite – littérairement parlant – une figure méconnue de la bohème marseillaise des années 70. Avec l’évocation de cette vie prometteuse et trop tôt éteinte, c’est un véritable Memento Mori qu’il nous livre dans une langue plus ciselée que jamais. Sachons l’apprécier à sa juste valeur. J L
« Faut pas faire de
concessions, disait-il. Faut pas ! Je grimperai sur la scène tel quel,
fringué de ce jean et de cette chemise, et on verra bien si mes chansons sont
de taille à me soustraire aux impératifs vestimentaires. »
Le jeune homme qui parlait ainsi
s’appelait Michel Cuvillers. Il ne jugeait pas utile d’aliéner son art aux
artifices du look. Il refusait de caresser le public dans le sens du poil,
homologué par les clowns pathétiques du show-business. Il écrivait des chansons,
qu’il chantait, et ne vivait que pour chanter les chansons qu’il écrivait. Il
en chantait aussi beaucoup d’autres, signées par des auteurs compositeurs qu’il
aimait, et qu’il interprétait souvent mieux, souvent beaucoup mieux, que ne le
faisaient ces derniers.
Pourtant, à l’exception d’une
bande d’amis qui le piégeaient régulièrement autour d’une bouffe, n’attendant
que le moment de le voir dégainer sa guitare et s’installer sur un rebord de
table pour leur balancer tout son répertoire, personne – au sens viscéral du
mot – ne l’entendait. A l’instar des
météores qui traversent incognito le temps et l’espace, et dont on ne connaît
jamais l’existence que par le communiqué laconique de quelque astrophysicien de
service, il y a comme ça des artistes dont le tracé lumineux se résume en
quelques brèves dans le registre poussiéreux des coupures de presse. De là à
dire que cette chronique relève du genre, il n’y aurait qu’un pas. Sauf que,
bien que s’inscrivant dans une page tout aussi précaire du grand cahier des inanités,
son propos diffère du fait médiatique en ce qu’il ne répond qu’aux appels de
l’émotion.
L’auteur compositeur Michel
Cuvillers n’eut pas le temps de surprendre le “grand public” en flagrant délit
de désenchantement. Le printemps de l’année 1974 le rafla à notre amitié à
l’âge de 28 ans : leucémie foudroyante. Ma dernière entrevue avec ce long
garçon fou de musique eut pour cadre la clinique où il attendait avec
impatience qu’on le remît sur pied. Prévenus par sa mère, ignorante de la
gravité de son état, quelques amis, dont j’étais, passèrent le voir ; le
genre de visite éclair où l’on apporte une friandise, des sourires, un bouquin,
et, si possible, de quoi se marrer un brin en se serrant les coudes, à la barbe
de tout l’attirail des misères passées et des épreuves qui nous pendent au nez.
C’était un mercredi ; Michel souffrait plus que nous ne l’avions imaginé,
mais la seule plainte qu’il exprimait tenait à sa crainte de ne pouvoir assurer
un concert prévu pour le samedi suivant. L’éventualité d’une défection le
minait ; il n’avait qu’un mot pour dire son désarroi : « Il faut
qu’on me retape rapidos ! »
Le samedi en question, il
s’éteignait, annulant du même coup un autre proche rendez-vous avec ses amis du
Groupe Voix[1], au nom
desquels je l’avais prié d’assurer la partie musicale d’une soirée en hommage
au poète Jean Malrieu. L’affiche annonçant sa participation ne fut pas
modifiée, mais sa présence fut réduite à l’ersatz d’une bande son.
A remuer la tourbe du temps, on
extrait parfois des pépites dont l’éclat nous mange les yeux. On reste alors seul à seul avec la
nuit habitée du révolu, et de ses profondeurs remontent des visages et des voix
dont la présence est si réelle qu’il n’y a d’abord que de la douleur à les
accueillir dans le sas illusoire du souvenir. Peu importe, on persiste, on
transcrit, insensible au devenir insignifiant de ces hirondelles d’encre, avant
que ne les fossilise le glacier des pages. A la longue, cependant, on s’avise
qu’ayant pris de l’épaisseur, l’arbre de la vie offre un atout fortuit :
les fantômes qu’on invite à sortir de l’oubli se posent comme des oiseaux sur
des branches où l’on peut désormais suspendre des balançoires. Ne pesant que le
poids de leur image, il arrive même qu’ils y viennent en nombre, et c’est une joie
de les voir se balancer dans le soleil. Parce qu’il fait toujours soleil autour
des balançoires. Et quand il fait soleil, on chante. C’est le moment où, dans
les veines du vieux bois, une faille s’ouvre par où se faufile un air de
revenez-y qui a le goût sucré de la vie…
Il n’en faut pas plus,
quelquefois, pour que la dictature de l’âge perde un peu de sa rosserie. Ainsi,
il arrive qu’on rajeunisse, l’espace d’une chanson. C’est mon cas, lorsque la
belle, l’étonnante voix de Michel Cuvillers, vient peupler d’arpèges l’épais
feuillage que je traîne. Et je me peuple de ses chansons quand éclatent les
premiers lilas par-dessus les vieux murs de Marseille – Marseille qui fut
sourde à l’endroit de Michel escaladant tous les soirs le haut quartier de
Vauban pour rentrer chez lui, longtemps après minuit, guitare au poing, aphone,
crevé de fatigue, humilié dans son art et dans sa volonté furieuse de chanter
la vie, par tout ce que la cité contemporaine – et là, n’importe
laquelle ! – peut compter de tueurs parmi les indifférents et les niais.
Au nom du droit de rêver, on se
console en se disant que la dynamique du souvenir, qui procède de
l’enchantement, sécrète des talismans qui ont le pouvoir d’endiguer les hordes
de l’indigence émotionnelle. On s’ingénie à croire que le travail de sape du
crétinisme proclamé n’aura jamais totalement raison de la poésie, du défi de
subversion poétique… Il est vrai que, tant bien que mal, et malgré toutes les
forces qui participent de la stérilisation culturelle, Michel demeure parmi
nous, dans toute la présence de sa musique, de ses poèmes et de sa voix ;
il germe au fond de nos yeux. Peu que peu, chacun y allant de sa manière, nous
le perpétuons.
Ici même, en ce moment, dans la
mouvante forêt des mots qui investit la page, je le vois. Moitié assis, moitié
debout, il est là, devant moi, qui accorde sa guitare à l’aide d’une
vodka-orange sirotée à petits coups. Pincée entre les pattes du V que forment
l’index et le majeur de sa main droite, une Stuyvesant se consume, libérant les
hiéroglyphes bleus d’une partition en devenir dont les virevoltes
s’évanouissent en touchant le plafond… Indifférent à tout ce qui n’est pas la
composition qui l’occupe, Michel tripote nerveusement son instrument, il lui
parle, il l’insulte, quelquefois. Drivant littéralement sa musique, explorant
mot à mot le texte appelé à lui faire l’amour, il peste comme un diable contre
un accord rebelle, en chassant avec de brusques mouvements de tête la lame de
cheveux qui lui retombe instantanément sur le nez. Finalement, l’accord
maîtrisé obtempère : « On peut y aller », dit l’artiste, en
écrasant la Stuyvesant. Et tout de suite ça démarre, pas la moindre
transition ; c’est d’emblée, un peu comme par effraction, qu’on entre dans
le poème.
Dans la seconde qui suit, cédant
à l’impatience où il était de jouer son deus
ex machina, le décor alentour se met à fondre, renvoyant les murs à leur
transparence, gommant d’un revers de page la date du calendrier, charriant sans
ménagement la pièce où je travaille, et moi avec, dans la soixante-seizième
dimension qui, à cette heure, est celle de la pensée en action, au service de
la rêverie… Et ce brusque changement de tableau, c’est le présent qui capitule.
Rien de moins.
Il est temps, maintenant, que les
amis rappliquent. Je les entends d’ailleurs qui s’installent, s’entassant de
leur mieux et sans bruit dans tous les recoins disponibles du petit plateau de théâtre
où nous avons régulièrement rendez-vous. J’espère qu’ils seront tous là, je les
compte… Oui, pas un ne manque. Vivants et morts, tous sont présents et en
pleine forme, disponibles, dans une moyenne d’âge où le passé n’a encore rien
composé. Ils sont tous là, et ça pète le feu, aussi présents que l’était Michel
à son propre enterrement, sur les visages de ses complices en poésie, Jean
Malrieu en tête… Et jusque dans cette pluie de printemps qui accompagna
jusqu’au bout le cortège, l’entraînant, par la seule magie d’une mélodie,
jusqu’aux écluses de la rue Grange-aux-belles, où il pleut, dit la chanson…
H-M
POLVAN
[1]
Durant les années 70, le Groupe Voix, de mouvance surréaliste, dont H.M.Polvan fut le concepteur, rassembla à Marseille des artistes de tous horizons : poètes, artistes peintres, auteurs compositeurs, écrivains, dramaturges, comédiens, avec le projet de "repassionner" la vie.
Durant les années 70, le Groupe Voix, de mouvance surréaliste, dont H.M.Polvan fut le concepteur, rassembla à Marseille des artistes de tous horizons : poètes, artistes peintres, auteurs compositeurs, écrivains, dramaturges, comédiens, avec le projet de "repassionner" la vie.