Longtemps journaliste et enseignant, mais surtout critique artistique réputé, Claude Darras nous avait jusqu'ici habitués à des monographies de peintres (Guy Toubon, Joseph Alessandri, Louis Toncini) et des ouvrages érudits sur des sites forestiers locaux, comme la Sainte Baume. Autant de beaux livres richement illustrés qui lui ont valu plusieurs distinctions académiques.
En ce début d'année 2023, c'est avec un volumineux roman qu'il revient sur le devant de la scène litttéraire : Destins croisés (éditions Complicités). Titre on ne peut mieux choisi, car cet ouvrage de 304 pages, agréablement illustré par les encres de Guy Toubon, relate les aventures professionnelles et existentielles de trois immigrés dans la France de la seconde moitié du XXeme siècle. Notre nation, nous le savons, fit une grande consommation de cette main d'oeuvre bon marché, qu'elle vienne d'Europe ou d'Afrique du nord. Car il fallait alors reconstruire le pays et le faire entrer à marche forcée dans la modernité.
Glorieuses, ces trois décennies de l'immédiate après-guerre ne le furent pas pour tout le monde ; et sûrement pas pour le polonais Stéphane Walkowiak, le belge Léopold Vanpoucke et le marocain Hassan Selouani qui sont les trois principaux protagonistes de ce roman. Mais chacun d'eux va cependant essayer, avec des fortunes diverses, de tirer son épingle d'un jeu social pipé d'avance. Stéphane et Hassan se feront mineurs dans ces régions houillères du nord qui sont aujourd'hui des lieux de mémoire, à l'instar des champs de bataille de la première guerre mondiale. Quant à Léopold, sans renoncer à son désir d'être chanteur, il choisira la navigation fluviale, acheminant sur sa péniche les marchandises indispensables à la reprise économique.
Ces trois vies minuscules, Claude Darras nous les rend sensibles par son écriture précise et limpide. Car il a su parfaitement inscrire leurs souffrances et leurs espérances dans une trame narrative enrichie par un important travail de recherches historiques. Certes, les luttes politiques et syndicales d'alors ont depuis changé de têtes d'affiche. Mais elles n'en demeurent pas moins d'une brulante actualité. Tout comme la xénophobie et son cortège de petites et grandes haines qui rendent impossible la valeur fraternité, pourtant chère à notre devise nationale.
En digne épigone d'Emile
Zola, d'Henry Poulaille et de Michel Ragon, Claude Darras signe ainsi
un grand roman prolétarien, aux antipodes des problématiques
littéraires du moment (inceste, féminisme,
écologie). Sans nul
doute son historicité le destine à devenir une référence pour
tous ceux qu'interpellent, de près ou de loin, le phénomène
migratoire et les différentes formes qu'il a pris en France.
(Destins croisés, éditions Complicités, 304 pages, 21 euros)
Jacques Lucchesi